lundi 19 janvier 2009

Le drapeau tunisien vu par un Français en 1882

Né en 1844 à Toulon, Privat-Agathon Hennique était passionné par la mer, un goût sans doute grandement favorisé dès l’enfance par son père, Privat-François-Agathon Hennique (1810-1870), général de brigade du corps de l’infanterie de marine, devenu à la fin de sa vie gouverneur de la Guyane Française. C’est tout naturellement donc que Privat-Agathon Hennique s’engagea dans la Royale, la marine nationale français. En 1881, il se trouvait dans la flotte militaire de l’amiral Garnault destinée à établir le Protectorat de la France en Tunisie. En tant que lieutenant de vaisseau, Privat-Agathon Hennique commandait un petit navire muni de pièces d’artillerie – une cannonière – nommé Le Chacal qui s’illustra notamment lors de la prise de Sfax, en juillet 1881.


En 1882, Privat-Agathon Hennique fit une étude des côtes tunisiennes, consignant ses remarques sur les navires de pêches croisant dans ce secteur, particulièrement ceux qui venaient y pêcher des éponges. Il y avait là des navires tunisiens, bien entendu, mais plus encore des navires italiens, maltais et grecs. Cette étude, parue en 1888 sous le titre Les caboteurs et pêcheurs de la côte de Tunisie. Pêche des éponges, décrit donc les navires utilisés ainsi que les techniques de pêche, le tout agrémenté de nombreux dessins dont certains en couleur.


Parmi les planches les plus intéressantes de l’ouvrage, on notera celles qui reproduisent les pavillons des différentes flottes. Voici les pavillons tunisiens :




Comme on peut le constater plusieurs pavillons étaient employés par la marine tunisienne lors du passage de Privat-Agathon Hennique, au moment de la mise en place du Protectorat français.


À terre, les défenses côtières, forts et batteries, étaient surmontés d’un drapeau rouge orné d’un sabre double. Si le drapeau rouge est clairement d’inspiration ottomane, l'épée à double pointe (l'épée d'Ali) est en revanche un symbole beylical que l’on retrouve dans les grandes armoiries des possesseurs de la Régence de Tunis, plus précisément sur l’étendard beylical qui figure en leur centre.


En mer, les navires de commerce utilisent le pavillon de la marine ottomane, pavillon rouge frappé d’un croissant de lune blanc et d’une étoile blanche à huit branches. Cet usage souligne le lien de vassalité de la Régence de Tunis à l’égard de l’empire ottoman : les navires marchands tunisiens appartiennent donc indistinctement à la flotte de commerce impériale.


Il en va différemment des navires de l’État, c'est-à-dire les navires de guerre ou tout autre navire officiel de la Régence de Tunis. Dans ce cas, le parti-pris est de distinguer nettement les navires tunisiens de ceux de l’empire ottoman. Le pavillon des navires de l’État n’est pas celui de l’empire, même s’il en est très clairement inspiré : pavillon rouge avec disque blanc frappé d’un croissant rouge et d’une étoile rouge à cinq branches ; hormis les proportions, qui sont depuis régies par la loi, c’est, dès le deuxième quart du dix-neuvième siècle, l'ancêtre du drapeau tunisien que nous connaissons aujourd’hui. Il reprend le fond rouge du drapeau ottoman ainsi que ses symboles mais en inversant leur couleur et en les plaçant sur un disque blanc.


L’idée de la création de ce pavillon typiquement tunisien serait venue à la suite de la sévère défaite navale des Ottomans à Navarin, le 20 octobre 1827, lors de la guerre d’indépendance grecque, où des navires tunisiens avaient combattu. Ce pavillon spécifique devait permettre aux navires tunisiens tant de s’identifier plus clairement au sein de la flotte militaire ottomane que de s’en distinguer aussi nettement le cas échéant, nécessité d’autant plus grande que la Régence, posant certains jalons caractéristiques d'un État moderne, entrait clairement dans une logique autonomiste et n’entendait manifestement plus partager systématiquement le destin de sa métropole.


Sur terre ou sur mer – pour les navires militaires –, s’affirme donc l’identité souveraine de la Régence et non plus spécifiquement ottomane. Il aurait été maladroit d’utiliser pour cette manifestation d’une souveraineté naissante l’étendard personnel de la famille beylical : cela aurait en effet trop nettement marqué ce mouvement d’autonomie susceptible de froisser le suzerain ottoman. Elle s’est donc réalisée plus subtilement, par le biais d’un pavillon maritime militaire distinct qui s’est ensuite généralisé comme drapeau terrestre et pavillon de l'ensemble de la marine.


D’après les dessins de Privat-Agathon Hennique, où coexistent encore les différents pavillons, y compris le pavillon maritime ottoman, il apparaît que c’est manifestement sous le Protectorat français que l’uniformisation du drapeau s’est produite. Il s’agit là sans doute de l’expression d’un souci de cohérence et de l’affirmation renforcée du détachement voulu de la Régence de Tunis du giron ottoman, une nécessité pour les Français alors que les Ottomans continuaient à revendiquer la possession de leur ancienne colonie. Cette affirmation s’inscrit cependant dans une relative continuité symbolique, marquée par la préservation de l’un des pavillons tunisiens déjà existants.


Le pavillon maritime tunisien est ainsi devenu l’unique drapeau tunisien sur terre et sur mer, l’étendard beylical aux bandes vertes et oranges étant quant à lui conservé dans sa fonction d’attribut officiel du souverain.


[This post is about history of the tunisian flag in the nineteen century, between the end of beylical period and the beginning of french protectorate.].

4 commentaires:

AntikoR a dit…

Interéssant ..

Merci pour le partage

Roumi a dit…

@antikor : merci pour ton passage en ce lieu très (trop) calme. :)

Anonyme a dit…

Ce n'est pas si calme que tu le penses cher Roumi, on passe, on apprécie, personnellement, je te lis toutes les semaines, avec beaucoup de plaisir. Je t'avais déjà dit que je viens souvent me ressourcer chez toi, merci encore de nous emmener dans ton monde, délicat et rassurant. ça nous change de la superficialité de ce monde virtuel, et du désarroi de la vie quotidienne.

Roumi a dit…

@BN : bonjour et merci pour ce commentaire, cette chaleur, ces encouragements. C'est bien de temps en temps. :)

Je suis content si mon monde est délicat et rassurant ; c'est plaisant de l'entendre et plus encore à des moments où certains, sans doute pas très honnêtes, retournent ces qualités contre moi. Ma vie se heurte très souvent à cette fameuse superficialité et je me demande parfois comment j'arrive à rassurer les autres ! bon enfin je vais éviter de réfléchir trop à ce sujet parce qu'il ne faut pas forcément chercher une très grande logique dans des comportements qui se contredisent d'une période à une autre ; je vais commencer à penser plutôt à mon prochain texte pour la semaine prochaine, le cent-cinquante-deuxième. :)