mardi 8 novembre 2011

La folie de l'art

Au détour d'une exposition tout aussi originale - chaque créateur est unique - que banale - l'art contemporain joue assez souvent sur les mêmes registres (provocation, sexualité, ...) -, j'ai été frappé, plus encore que par le passé, par le lien fréquent entre la folie et l'art et, plus largement, entre la souffrance et la création.
Yayoi Kusama, née en 1929 au Japon, est une artiste installée dans les années cinquante aux États-Unis d'Amérique où elle a côtoyé les plus grands artistes de son temps.
Depuis les années 1970, Yayoi Kusama est rentrée au Japon et vit, à sa demande, dans un établissement psychiatrique.
Son œuvre est très variée tant du point de vue technique (peinture, collage, photographie, performances, happening, ...) que du point de vue stylistique. Diverses périodes se sont succédées parmi lesquelles celle des peintures monochromes ou encore celle des objets hérissés de phallus en tissu blanc.
Beaucoup de créations de Yayoi Kusama laissent deviner un profond malaise personnel, une souffrance quant au monde environnant, des obsessions, ... En cela, l'art n'est pas toujours un divertissement et une réjouissance de l'âme. Parfois même il suscite un profond malaise, que ce soit pour les thèmes représentés, les techniques utilisées ou encore en raison du parcours personnel du créateur.
Je n'ai pu m'empêcher de penser à toi qui nous a quitté et qui étais si mal dans ta peau, en dépit de certaines apparences ; l'art exerçait une telle tension en toi ; il était au fond ton unique raison de vivre... Je suis ressorti de cette exposition glacé, songeant au passé et à ce profil d'"artiste en souffrance" si fréquent. D'autres sont heureusement plus épanouis dans leur vie personnelle et professionnelle.
De l’œuvre variée de Yayoi Kusama, je retiendrai quelques-uns de ses premiers tableaux - petits sujets réalisés avec force de traits et de couleurs variées - ou ses derniers, très colorés, sans oublier son étonnante installation de petites lumières multicolores se démultipliant à l'infini sur des parois revêtues de miroirs.


 Une exposition à voir pour tout ce qu'elle peut inspirer d'émotion esthétique ou encore sur les motivations de l'artiste et de son désir de création.


mardi 19 juillet 2011

Pluie à Paris

Il pleut à Paris... un temps d'automne... mais le coeur en été, au printemps même, dans les bras de qui l'on aime... la pluie déteint parfois dans mes yeux mais c'est pour la bonne cause. Pour la première fois de ma vie, je me sens véritablement aimé, avec la confiance suffisante pour regarder demain sans souci, avec beaucoup d'espoirs et de rêves.

samedi 11 juin 2011

Une leçon de propreté...

En ce printemps 2011, on parle beaucoup d'ordures, que ce soit la grève des éboueurs de Tunis, qui a encombré les rues un peu plus que d'habitude, ou encore la réquisition de l'armée pour nettoyer à nouveau la ville de Naples, souillée par la mafia qui contrôle à son profit la gestion des ordures... On parle aussi beaucoup de ces bactéries tueuses qui, en l'occurrence, se sont développées sur des produits de la filière biologique et ont sinistré à tort des pans entiers du secteur agricole ces dernières semaines...

Les gens sont devenus sales... ou le sont redevenus... aux principes simples d'hygiène ont succédé l'insouciance et la négligence, confortées par les progrès de la médecine et de la biologie pharmaceutique... mais il est des rappels à l'ordre qui sont très clairs : diffusion accrue des risques épidémiques liés à la mondialisation (tourisme et échanges économiques favorisés par la production énergétique et le développement des transports, ...), tendance grandissante à la résistance des bactéries face aux traitements médicaux, ...

J'ai choisi d'illustrer ce court propos par un exemple inattendu et paradoxal... celui d'un oiseau - une corneille - qui cherche sa nourriture dans une poubelle parisienne de la place de l'Estrapade où les passants déposent les restes de leur déjeuner...

La scène montre avec simplicité l'impact que nos comportements font peser sur l'environnement... nos ordures contaminent la nature végétale et animale... en même temps que cette nature "nettoie" à son rythme nos déchets.

La leçon à en tirer c'est le respect dû à cette nature qui s'efforce de réparer nos excès. Mais il y a mieux encore... car cette corneille, après avoir fait son marché dans la poubelle de la place de l'Estrapade, vient s'installer sur la vasque de la fontaine voisine et lave son repas avant de le déguster.




Quand on sait aujourd'hui que beaucoup de gens mangent sans se nettoyer les mains ou encore sans laver leurs aliments, notamment les fruits et légumes, il y a lieu de s'interroger sur une certaine forme de bêtise humaine et sur l'intérêt qu'il y aurait à regarder un peu plus autour de soi.

dimanche 22 mai 2011

Le voyage imaginaire d'Hugo Pratt

La Pinacothèque de Paris, près de l'église de la Madeleine, présente jusqu'au 21 août 2011 une sélection d’œuvres du dessinateur et scénariste de bandes-dessinées Hugo Pratt (1927-1995), surtout connu pour avoir créé l'emblématique aventurier Corto Maltese en 1967.

(C) Cong SA, Lausanne - 1979 Corto Maltese - Fable de Venise

L'exposition permet notamment de découvrir une importante série d'aquarelles qui témoignent autant de la maîtrise technique d'Hugo Pratt que de sa sensibilité artistique. S'il n'est sans doute pas l'unique représentant de la bande-dessinée littéraire - les grands maîtres de l'école franco-belge étaient également, dans un autre style, des précurseurs en matière de grandes fresques narratives -, l’œuvre d'Hugo Pratt a néanmoins une force d'évocation singulière sans doute liée à l'implication de l'auteur dans son récit et à sa façon de restituer le fil de ses pensées.

L'implication de l'auteur dans son œuvre se comprend aisément quand on songe à ce que fut son existence. Né en 1927, Hugo Pratt est l'héritier d'une famille aux origines multiples (Angleterre, France, Espagne, Turquie, Italie) et il grandit pour partie à Venise et pour une autre en Éthiopie où il est enrôlé comme soldat dès l'adolescence, durant la Seconde Guerre Mondiale. Devenu ensuite dessinateur, il s'établit successivement dans différents pays (Argentine, Angleterre, Italie, Suisse), voyage beaucoup et s'attache à découvrir de multiples formes d'expression (littérature, cinéma, ...) dans les aires culturelles les plus diverses (Méditerranée, monde anglo-saxon, Afrique, Asie, ...). Les héros d'Hugo Pratt, particulièrement Corto Maltese, cet aventurier fils d'un marin et d'une gitane, ont donc un sérieux air de ressemblance avec leur créateur.

(C) Cong SA, Lausanne 1994 Saint-Exupery - Le Dernier Vol

Quant à la restitution des pensées de l'artiste, elles prennent dans les planches d'aquarelles de l'exposition les allures d'esquisses, de peintures impressionnistes où quelques traits suffisent à suggérer les personnages et le cadre où ils évoluent. Ce parti-pris d'une représentation somme toute assez minimaliste contraste avec la densité du récit et apparaît singulier en comparaison de l'extrême minutie des dessins des grands maîtres belges de la bande-dessinée. Là où ces derniers sont presque dans la reconstitution, une sorte d'ultra-réalisme, Hugo Pratt préfère pour sa part la suggestion qui laisse assurément une plus grande part à l'imaginaire de chacun.
Il use également d'effets intéressants à travers des séquences assez longues et quasi muettes comme, ci-dessous, ces plans successifs qui évoluent autour du héros assailli par une nuée interminable de cailloux sombres semblant venir de nulle part. La puissance dramaturgique prend de la sorte une dimension exceptionnelle.


(C) Cong SA, Lausanne 1973 Corto Maltese - Et d'autres Roméos et d'autres Juliettes

dimanche 24 avril 2011

Retour à la case "départ" ?

Il fallait que cela arrive... j'ai l'impression ce soir de me retrouver cinq ou six mois en arrière... errant au même endroit et te retrouvant encore. Cela me démoralise.

Je viens peut-être de comprendre ta tiédeur des derniers temps... Tu diras peut-être que c'est de ma faute, que je n'ai pas été assez entreprenant mais la relative distance que tu as mise entre nous n'y est pas pour rien. J'ai tellement peur qu'on me redise encore que je suis un "malade" quand je dévoile mon cœur que je réfléchis désormais à deux fois avant de me décider à avancer timidement.

Je n'ai pourtant pas ménagé les petits signes qui, additionnés, ne peuvent pas me faire passer pour un indifférent. J'ai fait des sacrifices pour toi depuis des mois parce que je crois en toi... et là je vois qu'au fond tu ne crois pas en moi, que tu es bien dans cette configuration d'une indisposition (temporaire ?) aux sentiments... ou à moi en tout cas.

J'ai rechuté ces derniers temps... Alors que j'essaie d'être fort et raisonnable, je n'arrive pas à supporter ma solitude et je traîne là où je crois ne pas être seul... Rien ni personne n'y retient pourtant mon attention ; il n'y a que toi. La contemplation des autres me rassure cependant sur le fait que je pourrais peut-être trouver un terme à cette solitude qui ne t'a pas touché pour l'heure.

Paradoxalement, plus je contemple les autres et plus c'est à toi que je pense. Tu n'es pas, contrairement aux autres, qu'une simple image. Tu es un cœur chaleureux, une âme réjouissante, ... tout ce que je peux avoir envie d'aimer.

Je m'en vais à nouveau loin de ces rives funestes. La simple idée que je pourrais te croiser à nouveau dans le néant me rend malade... Je cherche la vérité ; elle n'est jamais très éloignée de nous...

"Viens pieusement visiter celui que Ton œillade a tué, car le malheureux garde le même cœur troublé qu'il avait." (Hâfez de Chiraz)

lundi 18 avril 2011

Le banc

Sombre gisant des défuntes amours,
Je te redécouvre au seuil de ce jour,
Embarcadère de pensées fugitives
Qui voudraient m'éloigner de la rive.

Je me remémore tes doux poèmes,
Buvant tes lèvres et ton "Je t'aime",
Frémissant telle l'âme des arbres
Ou les mains qui frôlent le marbre.


Qu'avais-je donc de plus à t'offrir
Sinon de mon cœur ces sourires
Qu'un été tes silences effacèrent ?

Parcouru de ces larmes amères,
J'ai eu beau te chercher encore :
Notre banc esseulé se décolore...


Dijon, le 13 avril 2011

mercredi 6 avril 2011

Aimé Césaire (1913-2008)


Aimé Césaire reçoit aujourd'hui un hommage national en France ; une plaque commémorative, scellée en son honneur dans la crypte du Panthéon, sera en effet dévoilée, reconnaissant le poète martiniquais comme l'une des personnalités civiles les plus illustres du pays.

Aimé Césaire est doublement connu pour son œuvre littéraire, poétique et dramaturgique notamment, ainsi que pour ses engagements politiques en faveur du développement de son île et de la reconnaissance de l'histoire des Africains déportés vers l'Amérique à l'époque moderne. On peut ainsi qualifier ses écrits de "combat poétique", épopée retraçant la quête du souvenir des origines - la "négritude" - et l'aspiration à la dignité au présent, le tout avec des mots aussi sages que puissants.

J'ai lu et étudié une part des écrits d'Aimé Césaire à l'âge de 15 ans, à une époque où il était moins reconnu qu'il ne l'a été par la suite. Je conserve dans mes souvenirs l'émotion de la découverte d'une poésie atypique assez séduisante pour que je lui consacre de longs développements écrits qui avaient alors été estimés en hauts lieux. Mon seul regret est de n'avoir jamais pu obtenir une copie de mon manuscrit qui, s'il n'a pas été perdu depuis, doit se trouver dans un carton d'archives perdu au milieu de nulle part.

L'âme poétique est une sorte de don vivant qui se développe au gré des circonstances et des émotions. On ne naît pas poète mais on le devient en fonction de son vécu et grâce aux rencontres, virtuelles le plus souvent, que l'on peut faire. Aimé Césaire est de ces êtres qui sont devenus poètes et qui ont contribué à en faire naître bien d'autres par leur exemple. Il faut lire ses œuvres avec attention pour saisir leur intérêt, s'en trouver peut-être inspiré et porter alors un regard quelque peu différent sur le monde qui nous entoure, un monde où chacun tient sa place dans le respect de l'autre et où le beau et le rêve naissent de l'ordinaire et du quotidien.


samedi 26 mars 2011

Hommage

Je ne vais pas écrire un long message pour une fois. Cela dit je m'interroge sur la loi des séries ; en quatre mois, cinq personnes plus ou moins proches ont perdu père ou mère voire les deux.

Ces drames, on les ressent tous différemment, qu'ils nous touchent directement ou indirectement. Il y a d'abord des situations personnelles extrêmement difficiles comme cette collègue qui se retrouve seule à 25 ans, sans parents ni frères et sœurs, sans compagnon ni enfants. Nous autres ces collègues nous trouvons donc dans la position d'être en quelque sorte sa famille, ceux qui essaient de lui témoigner affection et de lui apporter un soutien matériel, démarche d'autant plus difficile que l'intéressée est pudique et pas habituée à se plaindre.

Il y a aussi ce miroir que nous renvoie l'absence d'un proche, ce sentiment que l'on connaît tous pour avoir songé et songer encore à un être aimé disparu qui nous manque. Chaque drame vécu par un autre nous renvoie à notre propre sort ou encore à la crainte d'un sort similaire. Nos parents partiront comme nos grands-parents l'ont déjà fait... Les soleils de notre jeunesse s'éteignent un à un... les étoiles s'allument quant à elle avec la vision fugitive d'un sourire ou d'un regard profond qui nous glacent en silence.

La vie c'est la découverte d'une forme de solitude plus ou moins inéluctable... ceux qui nous aiment et sont sages nous apprennent, sans qu'on le sache, à avancer sur ce chemin complexe où le bonheur est un fil délicat toujours près de la rupture. Ceux qui ne sont pas sages et nous délaissent nous forcent également à cet apprentissage. On peut être entouré ; on n'en est pas moins seul, le temps nous éloignant des autres pour de multiples raisons.

Je ne voulais pas écrire quelque chose de triste cette semaine mais, en huit jours, celle que j'aime comme ma sœur et celui que j'aime comme mon frère m'ont appris successivement le décès de leurs mamans... Mes pensées vont donc vers ces deux femmes disparues, unies par un même destin ; j'ai dans mon cœur les fruits de leur bonté.

jeudi 17 mars 2011

Quinze minutes sur Facebook...

Quinze minutes... c'est à peu près le temps que j'ai passé ce soir sur Facebook après avoir réactivé mon compte pour l'occasion ; je l'avais fermé en juillet dernier mais il est impossible de supprimer totalement son inscription à Facebook, à la manière d'une maladie totalement incurable.

En consultant brièvement mon compte Facebook, que j'ai d'ailleurs déjà re-désactivé, j'ai simplement voulu savoir si les gens qui ne m'ont pas adressé la parole depuis six mois, un an ou plus étaient toujours en vie.

Cette démarche peut paraître saugrenue mais quand on n'a pas reçu de réponses aux derniers contacts que l'on a initiés hors de Facebook et de son effrayante et vulgaire impersonnalité, on est en droit de se poser des questions sur la santé de ses supposés amis... d'autant qu'il arrive parfois que l'un d'entre eux trouve réellement la mort.

Dois-je me réjouir que tous les gens que j'aime sur Facebook soient encore en vie (sauf un) ? Ne sont-ils pas tous aussi morts, secs, vides et usés que mon cher A. qui est lui définitivement muet ?

Avant, quand on se battait pour survivre, il s'agissait de trouver son pain ou encore des bras aimants... Maintenant il s'agit d'exister dans le virtuel, assis derrière son ordinateur pour débiter sornettes ou autres fadaises afin de briller en société virtuelle. On dédaigne les formes classiques d'expression et ceux qui les incarnent ; on regarde le temps s'écouler dans une fuite en avant qui paraît si douce pour finalement s'apercevoir que l'on n'a rien... ou si peu.

Merci donc à tous ceux qui n'ont pas répondu à mes vœux de bonne année ou à ceux adressés à l'occasion de leurs anniversaires, merci à ceux qui ont fait des milliers de kilomètres pour venir jusque sous la fenêtre de mon bureau sans me le dire, merci à ceux qui pensent qu'un mail de trois lignes est toujours une réponse suffisante... encore qu'elle le soit un peu plus que l'absence de réponse, il est vrai !

Je fais moi-même de moins en moins d'efforts, négligeant souvent désormais de répondre à ceux qui, sur un coup de tête, se souviennent brutalement de mon existence. J'ai suffisamment imploré mes amis pour qu'ils s'occupent de moi... Je garde donc mes pensées pour moi.
Je n'ai peut-être plus trop de vie sociale depuis que mes amis ont décidé de se consacrer à la virtualité... mais au moins je sais où j'en suis pour ma part !

dimanche 27 février 2011

La fièvre de toi

Las, mon âme enfiévrée déjà ne sait plus où tu es ;
Elle erre, muette, en quête d'un savoureux bouquet
Qui, dans ton cœur séduisant, tes yeux et ta bouche,
Renferme du virus de ton amour l'espérée souche...

Mon regard se consume, te rêvant un peu partout,
Tel un paysage d'hiver parsemé d'austères cailloux
Qui illumineraient ton doux visage de mille facettes.
Ô mon bel astre radieux... ô ma sublime comète... !

Et tout cela, Dieu, sans jamais pouvoir m'étreindre,
Retraçant sans cesse la fugitive esquisse à peindre,
L'empreinte de tes doigts qui se joignent aux miens.

Désireux de recevoir le secours de tes bras anciens,
Je soupire, vibrant d'un frisson sans limite aucune :Succomber avec toi un jour proche au flot des dunes.

lundi 14 février 2011

Pétition pour sauver le site de Carthage

Le site de Carthage est en danger !

Depuis plusieurs années plusieurs secteurs archéologiques protégés de Carthage ont été endommagés par des projets immobiliers montés essentiellement pour le profit personnel de la famille de l'ex-président Ben Ali. Ces opérations foncières ont été réalisées au mépris des lois tunisiennes, celles-ci ayant été piétinées au gré de la nécessité de satisfaire des intérêts particuliers.

La violation des secteurs protégés de Carthage a par ailleurs constitué une entorse par rapport aux engagements pris par la Tunisie à l'égard de la communauté internationale, l'UNESCO ayant attribué le statut de Patrimoine mondial de l'humanité à Carthage en échange de la protection effective du site. On pourra d'ailleurs s'étonner de la relative passivité de l'UNESCO qui aurait pu déclasser symboliquement Carthage pour obliger les autorités tunisiennes à cesser ces atteintes au patrimoine protégé.

Au delà du site même de Carthage, on peut s'inquiéter également de captations intervenues dans le domaine des biens mobiliers ; des antiquités ont été retrouvées dans certaines demeures privées et il est à craindre qu'une forme de trafic se soit développé, soit par le biais d'acquisitions d'objets de fouilles clandestines soit par des vols commis dans les musées et réserves archéologiques à la suite de pressions exercés sur des fonctionnaires.

Il conviendrait aussi de s'interroger sur d'éventuelles atteintes de mêmes natures portées sur d'autres sites ou musées tunisiens.

Un appel est en tout cas lancé pour sauver le site de Carthage ; c'est une bonne façon de sensibiliser l'opinion publique aux problématiques de la protection du patrimoine - un bien commun fragile - contre les appétits personnels. Il est temps de faire entendre la voix du respect. Vous pouvez prendre connaissance du texte de la pétition et la signer ici.

J'en profite pour renvoyer à mon précédent texte qui évoquait déjà la question des menaces qui pèsent sur le patrimoine culturel tunisien.

dimanche 6 février 2011

Le gardien du site archéologique de Zaghouan licencié... et autres pensées archéologiques et historiques

Le gardien du site archéologique de Zaghouan (cf. ci-dessous) a été récemment licencié... Il montait la garde, l'air sage, impressionnant son monde, toujours dans cette démarche construite du "gardien du temps" - ici le temps passé - et de "phare des consciences", preuve supplémentaire de la vanité de l'humain, poussière éphémère qui se voudrait inaltérable et omnipotente.


L'Archéologie et l'Histoire plus généralement n'ont jamais fait très bon ménage avec la politique... Même si cela a pu donner des résultats tels que la sublime Énéide de Virgile, manifeste poético-politique à la gloire de la monarchie augustéenne, ou encore la superbe Sultanamet Camii, dite La Mosquée bleue, dont la construction à Istanbul, au début du XVIIe siècle, était destinée à altérer la gloire de sa voisine byzantine Sainte-Sophie, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit là d'exemples parmi tant d'autres de l'intrusion du politique dans le processus d'élaboration de la science historique, avec la volonté de présenter le passé sous un jour nouveau qui serait en accord avec des idéaux présents.

La Tunisie du quart de siècle écoulé n'aura pas échappé à cette loi désagréable. C'est ainsi que la mosquée Ben Ali s'est efforcée de couvrir de son ombre les clochers de la défunte cathédrale de Carthage, pourtant privée depuis des décennies de sa vocation première. Ajoutons que cette mosquée a été construite sur une zone archéologique protégée, en plein cœur de Carthage, sans fouilles archéologiques préalables ; le symbole politique contemporain a dans ce cas foulé au pied l'histoire des lieux. On a échappé pour l'heure au projet de statue d'Hannibal ; celle-ci aurait peut-être eu le visage de l'ex-président, tout comme la statue de Vercingétorix à Alésia avait reçu le visage de l'empereur des Français Napoléon III, au XIXe siècle.

Dans un autre domaine, le pouvoir tunisien s'est efforcé de domestiquer l'Histoire et ses acteurs. C'est ainsi notamment qu'a été créée une chaire d'histoire, la
"chaire Ben Ali pour le dialogue des civilisations et des religions", sorte de vitrine prestigieuse destinée à faire oublier, parmi tant d'autres moyens, la nature liberticide du régime alors en place en matière de culture. Il est pénible de songer que des collègues historiens puissent s'être laissés entraîner dans cet asservissement volontaire inspiré par la sphère politique. L'historien doit être un homme libre ; à défaut, il perd une part conséquente de sa crédibilité. Le seul but louable de l'historien doit être de tendre vers une forme d'objectivité, idéal délicat qui ne peut donc souffrir de franches connivences idéologiques.

Il n'est pas plus heureux de songer aux flatteurs qui ont voulu se placer constamment sous les auspices de l'ex-président, célébrant sa supposée bienveillance universelle. Ces viles caresses ont été se glisser jusque dans les premières pages des livres les plus sérieux qui lui étaient dédiés, vantant son intérêt constant pour tout et n'importe quoi, par exemple les mosaïques romaines de Tunisie qu'il aurait quasiment sauvées de ses propres mains à en croire les flagorneries des adeptes de l'encensoir. Pendant ce temps la famille régnante causait de multiples atteintes - ou tentait de le faire - au patrimoine culturel à Carthage ou ailleurs... comme à Zembra, par exemple, havre de paix menacé dans le domaine proche du patrimoine naturel.

Il est temps que chacun reprenne sa place... et pourtant c'est un historien qui est devenu récemment ministre de la Culture, incarnant à lui seul une trilogie "Politique-Histoire-Diplomatie" qui n'est pas encore définitivement enterrée. Elle ne le sera de toute façon pas plus là qu'ailleurs. les honneurs reçus ou espérés faisant perdre régulièrement toute contenance aux esprits les plus modérés. Que dire spécifiquement du nouveau ministre de la Culture ? C'est un homme public et politique : on ne fait pas une carrière dans les institutions internationales sans l'appui du pouvoir, ni sans goût personnel pour le pouvoir. C'est un technocrate de la culture, son action s'étant déroulée dans des instances décisionnelles plus qu'à travers un échange avec le grand public. De même ses travaux universitaires n'ont jamais dépassé le cadre d'une certaine élite scientifique ; il n'est donc pas tellement là par une sorte de légitimité fondée sur un rapport intime à ce qui est populaire.

Il apparaît plutôt comme un administrateur chargé d'expédier des affaires courantes sans doute peu florissantes en ces temps immédiats où la culture ne représente pas une priorité absolue pour un État atteint dans ses fondements politiques. Le fait qu'il soit historien pourrait au moins l'inviter à réformer le fonctionnement de la recherche historique en Tunisie notamment en abolissant le système des coteries qui oppose régulièrement les universités à l'Institut national du patrimoine (INP) ou encore en remisant le système des principautés archéologiques qui fait de chaque site ou musée la quasi-propriété intellectuelle du fonctionnaire chargé d'en assurer la sauvegarde. Le ministre lui-même s'est ainsi constitué une réserve scientifique inaccessible à ses collègues sans son accord et - plus contestable encore - son contrôle. Ce système est malheureusement assez répandu pour l'heure en Tunisie. Alors que s'ouvre une nouvelle ère où chacun se doit d'être plus solidaire et de ne pas accaparer le bien commun, l'exemple doit venir du sommet !

Je terminerai en rappelant la nécessité de sauvegarder le patrimoine tunisien en ces heures difficiles où certains se croient autorisés à prélever une part de l'héritage commun pour leur intérêt personnel. Le pillage archéologique est un grand classique des périodes d'instabilité politique de même qu'il est un élément inévitable des régimes corrompus. Chacun doit donc être vigilant.

samedi 29 janvier 2011

Là où nous n’avons pas encore décidé d’aller...

« Heureux qui comme Ulysse » chantait le poète ;

Cet air, écrit pour toi, je crois, trotte dans ma tête

À l’heure où vibrent les cieux aux notes étoilées,

Ces échos mélodieux que mon Cœur a dévoilés.


La lueur des chandelles n’efface pas ton ombre

Et, bien qu’ayant tantôt froid et l’âme sombre,

Je songe à ton regard lumineux qui m’étreint

Et à ta voix gracieuse qui réchaufferait l’airain.


Ton voyage sera le mien puisque tu es en moi ;

Pour chacun de tes pas, je suis là, oui, pour toi,

Retenant les soupirs du temps qui se consume,


Vagabond comme peut l’être une simple plume,

Invisible certes mais désireux de t’accompagner

Là où nous n’avons pas encore décidé d’aller…

dimanche 23 janvier 2011

L'overdose du mauve, du sept et des horloges...


J'ai ressorti d'un tiroir un objet qui appartient désormais au passé... un gros agenda de l'Ambassade de Tunisie à Paris.

L'individu à qui l'ambassade l'avait offert, indisposé qu'il était par la couleur de l'objet - et accessoirement par son contenu, la première page nous mettant nez à nez, si j'ose dire, avec l'ancien président -, s'était empressé de s'en débarrasser en me le donnant.

J'ai pour ma part conservé l'agenda de l'Ambassade en tant que cadeau de cette personne qui était chère à mon cœur. Ceci dit, j'ai ressenti le même malaise face à la couleur de l'agenda qui marquait clairement la confusion scandaleuse entre l'État tunisien et son chef. Alors qu'il n'aurait dû être qu'un cadeau témoignant de la chaleur d'une nation à l'égard de ses enfants et amis, cet agenda devenait le triste symbole d'une idéologie partisane.

Rarement une puissance politique aura d'ailleurs été aussi loin en matière de dégradation des symboles nationaux... Le mauve et le chiffre 7 de l'ex-président se sont en effet imposés un peu partout jusqu'à l'overdose, jusqu'où on n'imaginait pas même qu'ils puissent arriver comme sur certains ponts, paraît-il, ou encore sur la carlingue des avions de la défunte Tuninter, rebaptisée Sevenair pour mieux célébrer le "coup d'état médical" du 7 novembre 1987 et les orientations politiques d'un pouvoir devenu hégémonique. Les timbres postes commémoratifs du "Changement" ou de la vie politique confisquée sont sans doute parmi les meilleurs exemples de cette rhétorique où les symboles se combinent généralement de manière particulièrement grossière, mâtinés de couleurs criardes et de slogans plus creux les uns que les autres au regard des dérives connues du système. Nulle subtilité donc dans tout cela !

Il faut saluer l'initiative récente qui a fait tomber divers symboles de cette corruption intellectuelle, SevenAir devenant par exemple Tunisair Express ou TV7 devenant Télévision tunisienne 1. De même le site présidentiel tunisien (carthage.tn) semble manifestement en cours de toilettage... vaste chantier ! Ce toilettage généralisé risque de prendre un bon moment tant l'image de l'ancien président et de son parti était répandue, sous forme explicite ou symbolique : portraits, noms de rues ou enseignes commerciales évoquant le 7 novembre, ... Un véritable culte de la personnalité déguisé qui semblait faussement en retrait de la pratique précédente - Habib Bourguiba était partout statufié ou encore représenté en buste sur les billets et pièces de monnaies.

Resterait aussi à abattre quelques-unes des nombreuses horloges mises en scène au milieu de places publiques comme pour mieux signifier que l'ancien président avait aussi la prétention d'être à sa façon le Maître du Temps, ce temps qui l'a pourtant rattrapé dernièrement. Rappelons à ce propos que le "Réveil-Matin" installé sur la place du 7 novembre, au milieu de l'Avenue Bourguiba, pour faire oublier la statue équestre déboulonnée du père de l'indépendance tunisienne, tenait plus de la guillotine que de l'horloge. L'obélisque-horloge qui l'a depuis remplacé est d'une lourdeur telle qu'il n'a pas plus de valeur esthétique ; le bon goût manque souvent quand il s'agit seulement de propagande.

Espérons donc que la Tunisie retrouve enfin ses véritables symboles : son drapeau, ses armoiries ou toute autre représentation de l'État, de la nation, du corps des citoyens, ... une affirmation de l'intérêt collectif en lieu et place de l'individualisme partisan.

samedi 15 janvier 2011

Le jour d'après

Je ne pleure pas souvent... hier j'ai versé des larmes, probablement sous l'effet d'une tension retenue depuis plusieurs jours et que je peine à partager avec ceux qui sont proches de moi par le cœur puisque je n'arrive pas à passer le moindre appel téléphonique vers la Tunisie depuis vendredi. Ceux qui me lisent et me connaissent, écrivez-moi un mot, je vous en prie.

Hier, après une journée presque ordinaire de travail, une journée banale où j'avais toutefois à l'esprit des pensées vives pour ceux que j'aime et qui vivent dans le trouble de ces heures singulières, j'ai reçu le choc d'une annonce dont je n'avais jamais envisagé sérieusement l'éventualité : un avion qui erre dans les cieux et s'éloigne promptement d'un trône renversé...

La politique, au sens le plus noble du terme, c'est le partage, la responsabilité, la réflexion inspirée par la sagesse, la possibilité de discuter de tout, l'action avec des choix qui établissent des priorités bénéfiques au plus grand nombre, le tout dans le respect des autres et sous le contrôle de chacun, dans un souci commun de progression.

Nous sommes plus proches aujourd'hui qu'hier de cette réalité pleine d'espoir... mais si loin encore, à cent lieues de toutes les expressions de triomphe et d'auto-satisfaction qui fleurissent actuellement après cette Révolution de jasmin plus rouge que jaune. Qui peut décemment affirmer de quoi sera fait Demain sans le moindre frisson ?

L'inquiétude est immense car les Tunisiens n’ont été au fond que des sujets jusqu'à présent, sujets du bey jusqu'en 1957, soumis depuis à une tutelle paternaliste fondée sur la dépendance et l’obéissance, source unique de réponses à toutes les questions posées, l'individu étant dépossédé de sa capacité à penser tandis que le niveau d'éducation ne cessait pourtant de progresser.

Les pompiers pyromanes ont beau jeu d'éteindre les incendies multiples par eux-mêmes provoqués à coup d'annonces parfois peu crédibles. Nul ne pouvait être trompé notamment sur le dépérissement de la Tunisie de l'intérieur, un secteur structurellement sinistré depuis longtemps déjà et qui avait notamment déjà appelée à l'aide en 2008.

Le pouvoir tunisien a laissé de profondes blessures dans les esprits, particulièrement à travers le sang versé de ses enfants, tels Mohamed Bouazizi, qui sera désormais le symbole d'une jeunesse instruite qui s'étiolait jusqu'alors en silence, trop timide pour oser demander un peu plus de considération.

Il y a aussi cette rhétorique martiale, ces mots malheureux que même les Tunisiens sous Protectorat n'avaient utilisé que prudemment. Entre les "ennemis de l'intérieur", coupables de penser différemment, et les "ennemis de l'extérieur", tout juste bons à enrichir le tourisme local ou à financer une part du développement économique tunisien, la crainte de l'altérité a été largement mise à contribution pour renforcer la vulnérabilité du peuple et le rôle salvateur de ceux qui le guidaient quand le monde s'ouvre au contraire chaque jour un peu plus sur de belles rencontres et de fructueux échanges mutuels.

Un embryon de citoyenneté vient enfin d'apparaître dans une république de près de 55 ans d’âge, comme une tête d'enfant qui surmonterait un corps d'adulte. Certes la citoyenneté tunisienne existait mais elle était somme toute microscopique et cantonnée aux marges de la société : opposants, souvent exilés, ou encore acteurs de la blogosphère, ces derniers ayant commencé en quelque sorte à y acquérir le "métier de citoyen", une acquisition qui a montré ses limites à travers des échanges parfois extrêmement rugueux, un dialogue fragile et pas toujours fructueux car relativement nouveau parmi l'ensemble des pratiques sociales.

La citoyenneté demeure un effort du quotidien, un apprentissage qui commence tôt sans jamais cesser. Aujourd'hui se pose la question de savoir comment remédier en très peu de temps au déficit de citoyenneté pour ne pas sombrer dans les errements d'une liberté dépourvue de sens, à l'image d'un patient opéré qui sortirait de l'hôpital sans passer par la salle de réveil et s'évanouirait quelques mètres plus loin dans la rue.

Au lien vertical d'autorité séculaire doit succéder un lien horizontal, une solidarité durable des individus qui ne serait pas seulement sociale, comme c'est déjà partiellement le cas à travers l'héritage collectif des Tunisiens, mais aussi d'ordre citoyen, ceci afin de cultiver une liberté empreinte de raison au quotidien et non de la revendiquer une fois tous les cinquante ans.

Espérons que le calme revienne, que chacun puisse avoir à nouveau sa chance, ce qui doit exclure toute forme de rancœur pour les actes du passé qui n'ont pas de caractère irréparable. À tous et particulièrement à ceux que je connais et aime de toutes mes forces, je vous encourage à être sages, à progresser plutôt lentement et sûrement que dans la précipitation, à vous impliquer à 200% dans le nouveau projet de vie collective qui se profile, à reprendre les bases de l'édifice avant de relever les murs et le toit de cette maison que nous aimons tant tous autant que nous sommes, avec nos différences, chacun ayant sa pierre à apporter.

Pour ma part, je n'ai pas vocation à faire autre chose que ce que j'ai toujours fait ici ou ailleurs depuis de longues années déjà : partager des connaissances et des émotions, contribuer autant que possible au rayonnement culturel d'un pays qui est la moitié de moi et, au delà, de cela, partager et inciter ceux qui le souhaitent en me lisant notamment à voyager dans le temps ou encore à l'horizon, autant de regards sains qui permettent de se questionner sur soi-même et ainsi de progresser autant que l'on peut apporter aux autres à travers une telle démarche.

Vive la Tunisie libre, éblouissante de beauté, de bonté et d'intelligence !

vendredi 7 janvier 2011

Un grand voyageur en Tunisie (II)

Il y a quatre ans j'avais écrit un texte à propos d'un grand voyageur en Tunisie, Jean-André Peyssonnel (1694-1759) qui avait visité la Régence de Tunis ainsi que celle d'Alger en 1724-1725, un voyage dont le récit est conservé.

Jean-André Peyssonnel n'est pas le seul à avoir poussé la curiosité vers des horizons alors lointains. Quelques décennies plus tard, un autre Français, Jean-Michel Venture de Paradis (1739-1799) débarque à Tunis comme chancelier-interprète du consul de France ; il restera à ce poste six années, de 1780 à 1786, suffisamment longtemps pour se familiariser en partie à son environnement. Alors que Peyssonnel a le profil d'un savant intéressé tant par la Méditerranée que par les Amériques, Venture de Paradis est quant à lui un diplomate chevronné, fils d'un diplomate français et d'une mère grecque, ayant donc depuis toujours baigné dans l'univers méditerranéen ; comme son père, il fait une carrière qui le conduira à Constantinople, au Levant ainsi que dans tous les grands pôles urbains de l'Afrique du nord depuis l'Égypte jusqu'au Maroc. Sa connaissance des hommes et de leurs terres, sa maîtrise des langues - outre l'arabe qu'il parle couramment, il rédigera des études sur les langues berbères -, tout contribue à faire de lui un témoin précieux en des temps où il demeurait peu courant d'évoquer avec une certaine justesse des espaces largement inconnus.

Jean-Michel Venture de Paradis rédige ses commentaires sous forme de réponses à un questionnaire type conçu par un des grands penseurs du XVIIIe siècle, l'abbé Guillaume-Thomas Raynal (1713-1796). Les questions posées sont pointues et expriment déjà une relative connaissance ou au moins un relatif intérêt pour le sujet. Les thèmes abordés sont variés et touchent autant à l'histoire qu'à la démographie, l'économie, la diplomatique, ... on est là typiquement dans les interrogations qui ont occupé les "philosophes des Lumières". Venture de Paradis développera plus librement ses réponses dans des observations classées par thèmes, et plus particulièrement une évocation successive de l'histoire récent de la Régence et des principales villes tunisiennes, selon un procédé bien plus classique.

Voici quelques extraits commentés :

"Quelles sont les nations d'Europe auxquelles Tunis a accordé des capitulations ?
(...) il ne suffit pas depuis longtemps d'avoir obtenu des capitulations du Grand Seigneur pour être à l'abri de la dépradation et de la captivité. (...). Les autres nations [hormis la Russie] sont obligées de négocier directement avec elles [les Régences], et plus la nation qui vient solliciter la paix est faible, plus elle doit payer pour l'obtenir. Le prix est aussi différent suivant la régence à laquelle elle s'adresse. Alger, plus puissante que les autres, a de plus hautes prétentions. Tunis les réduit de moitié (...)."
Depuis le XVIe siècle, les États européens ont régulièrement signé des traités avec le sultan ottoman (le "Grand Seigneur") pour obtenir une paix relative consistant en la promesse d'une liberté de circulation pour les biens économiques et ceux qui les transportaient, le tout dans des conditions définies. Les traités devaient être signés à la fois avec le sultan et avec les autorités des Régences respectives.
Ces "capitulations" étaient accordées aux Européens par les Régences moyennant le versement d'indemnités pour leur mise en place et leur maintien ; l
es Anglais et Français ont toutefois été dispensés de ces versements, eu égard à leur puissance et aux largesses importantes qu'ils pouvaient consentir indépendamment d'une quelconque contrainte. Les capitulations donnaient divers droits et l'accès à des services dont certains procuraient des liquidités supplémentaires aux Régences : les salves de canons saluant les navires étrangers devaient par exemple être remboursées. Les tarifs exigés pour acheter la tranquillité variaient selon la Régence concernée et le pays demandeur ; Venture de Paradis précise que la Régence de Tunis est moins exigeante que sa voisine algérienne mais plus que son autre voisine tripolitaine ; c'est le signe d'une importance moyenne à l'époque et d'une relative subordination à la Régence d'Alger qui est intervenue à plusieurs reprises dans la vie politique de sa voisine tunisienne au XVIIIe siècle.

"Y a-t-il dans le coeur du royaume ou sur les frontières beaucoup de tribus errantes ou sédentaires qui se refusent aux impositions ? (...)
"Mais pour que les montagnards et les Arabes ne puissent se soustraire aux charges qu'ils doivent supporter, le camp d'hiver se présente sur les frontières du Beled ul-gerid, lorsque les premiers ont ensemencé et ce même camp se présente dans les plaines qu'ont cultivé les montagnards, dans le moment qu'ils font leur récolte. Ce camp composé de deux milles fantassins turcs, coulouglis et renégats et d'un corps de sipahis maures, est aussi soutenu par les Déridés, nation nombreuse et puissante, qui a été de tous temps attachée au gouvernement et qui en reçoit une redevance annuelle. Par cet arrangement sage et clairvoyant, il est impossible aux puissantes hordes d'Arabes et aux montagnards des Osseletis, du cap Nègre et du Kef de se refuser aux impositions d'usage. Mais si le montagnard voulait se rebeller contre le gouvernement, il aurait beaucoup plus de moyens de résister que les Arabes en renonçant aux plaines et en se tenant dans les montagnes."
Venture de Paradis décrit ici un élément fondamental du fonctionnement de la Régence de Tunis : la perception des impôts par le pouvoir beylical, qui est la base du maintien de la dynastie régnante. Le bey déléguait un membre de sa famille, généralement son héritier, pour collecter l'impôt au cours de deux campagnes qui peuvent être qualifiées de "militaires" vu le déploiement de force auquel elles donnaient lieu : plusieurs milliers d'hommes formant une puissante troupe de fantassins appuyées par des cavaliers.
L'origine des soldats témoigne de la composition multiple de la population tunisienne au XVIIIe siècle. Il y a d'abord l'élite sociale constituée par les mercenaires turcs, sans doute eux-mêmes d'origine multiple et dont une partie était formée dès l'enfance au métier des armes. Viennent ensuite les coulouglis, métis de père turc et de mère indigène, dont certains devaient être fils de soldats et donc prédestinés à devenir soldats. Le diplomate français cite également des renégats, chrétiens asservis s'étant ultérieurement convertis à l'islam, et qui pouvaient être d'anciens corsaires notamment. Il y a encore des cavaliers maures, ce dernier mot qualifiant ici des indigènes sédentaires des villes ou villages de la Régence. Il est enfin question des Déridés - les Drids -, une des grandes tribus tunisiennes qui accompagnait la collecte des impôts, probablement pour éviter ainsi de subir une pression aussi forte que les autres tribus et peut-être également pour servir d'intermédiaire dans les tractations avec les tribus. Face à cette milice quelque peu disparate, Venture de Paradis définit deux autres groupes : d'une part les "montagnards", tribus indigènes sédentaires du nord-ouest et du centre-ouest de la Régence et, d'autre part, les Arabes
, tribus nomades du centre-est et du sud.
Le bey du camp pouvait ainsi commencer à s'exercer au pouvoir dans des circonstances délicates, les tribus visitées étant parfois rétives à l'égard du pouvoir central et peu disposées à payer un impôt qui était la marque la plus évidente de leur soumission.
La collecte était réalisée en deux temps ; une première campagne menée en été au nord-ouest et centre-ouest de la Régence, dans des régions globalement montagneuses, depuis la côte (Cap Nègre), en passant par El Kef et jusqu'aux derniers contreforts avant la plaine du Sahel, les Osseletis mentionnés devant être localisés autour
d'Ouesslatia, près du Jebel Ousselat, à une quarantaine de kilomètres à l'ouest de Kairouan. Le moment choisi était celui des récoltes, ce qui permettait d'espérer une collecte d'impôts des plus fructueuses.
La seconde collecte se déroulait en
hiver au sud, dans la région du Chott el-Jerid, appelé Beled ul-gerid par Venture de Paradis ; il semble que cette collecte soit plus difficile que l'autre puisqu'elle se fait avec de "puissantes hordes d'Arabes", les montagnards étant présentés comme plus dociles puisqu'ils auraient la possibilité de résister à la troupe du bey plus facilement que les Arabes.
Malgré le constat de Venture de Paradis selon lequel ce système est bien huilé, la collecte d'impôt a souvent représenté un moment difficile dans la Régence, comme en témoigne diverses révoltes fiscales bien connues ayant ponctuées son histoire, la dernière de l'ère beylicale étant celle de 1864-1865 qui fut très sévèrement réprimée par le général Ahmed Zarrouk.

"Y a-t-il beaucoup d'esclaves chrétiens à Tunis ? (...).

Il n'y a pas à Tunis plus de deux cent esclaves chrétiens soit au pouvoir du gouvernement soit entre les mains des particuliers. (...). Depuis longtemps il n'y a pas eu de rédemption. (...) en 1779, la France (...) racheta une quarantaine de Corses qui étaient tombés esclaves en faisant la course avec le pavillon de Sardaigne et de Malte."
Venture de Paradis, présent à Tunis, donne un chiffre probablement fiable du nombre d'esclaves chrétiens à Tunis à la fin du XVIIIe siècle. Son témoignage rappelle le lien entre la course et l'esclavage, une bonne part des esclaves européens ayant été capturés au cours d'abordages de navires circulant en Méditerranée.
La thématique de l'esclavage des chrétiens dans les régences d'Afrique du nord a été très en vogue aux XVIIe et XVIIIe siècles, donnant lieu à de multiples publications en Europe, essentiellement des récits ayant trait à la captivité et à la libération de certains d'entre eux par le biais de rachats collectifs notamment.
La confusion dans laquelle certains navires étaient capturés fait que des personnes théoriquement protégées par les traités signés entre leur État et les Régences pouvaient être asservies ; de même ces traités n'empêchaient pas que des bateaux théoriquement "amis" soient interceptés et pillés.
Parmi les esclaves qui parvenaient à se libérer, il faut signaler les renégats, c'est-à-dire les chrétiens convertis à l'islam.
Comme le souligne Venture de Paradis, une part conséquente des esclaves chrétiens servait le gouvernement ou des particuliers que l'on imagine relativement aisés. Leur servilité devait donc être très variable selon le statut du maître et la reconnaissance et les tâches qui étaient attribuées à chacun.


"Zaghouan. C'est un lieu où l'on teint avec du vermillon les bonnets que l'on fabrique à Tunis et qui font la principale richesse du pays. (...). Cette fabrication consomme annuellement près de trois mille balles de laine d'Espagne, qui viennent moitié voie de Marseille et moitié voie de Livourne et de Gênes."
Le passage évoque la confection des fameuses chéchias dont on apprend qu'elles étaient notamment faites avec de la laine espagnole transitant par la France ou les cités italiennes... marque d'une dynamique économique à l'échelle de la Méditerranée mais aussi à l'intérieur de la Régence puisque Venture de Paradis indique que certaines chéchias étaient confectionnées à Tunis mais teintes à Zaghouan, à 50 kilomètres au sud de la capitale.

"Tunis. (...). Les jardins de l'Ariana, de la Manouba, de Sacara et de la Marsa, villages délicieux peu éloignés de la ville ont beaucoup d'ombrage. (...). On ne doit pas oublier de faire mention des champs de rosiers, qui fournissent une abondante récolte de roses, dont on fait cette essence précieuse, qui est aussi chère et aussi estimée que celle des Indes"
Aujourd'hui rattrapés par l'urbanisation tentaculaire de Tunis, ces fameux "jardins" des banlieues nord - Ariana, Soukra [Sacara] et La Marsa - et ouest - Manouba - constituaient des havres de paix relatifs au sortir de Tunis.
Ils étaient, tout à la fois propices à la culture maraîchères qu'à l'implantation de demeures de plaisance. Les Tunisois fortunés cherchaient en effet à échapper aux chaleurs estivales de Tunis en se retirant à la campagne ; la noblesse y éleva de son côté de nombreux palais, dans la tradition du palais du Bardo qui était lui-même établi hors les murs de Tunis.
C'est dans cet environnement mi-laborieux et mi-résidentiel de la campagne de Tunis d'alors que se développa notamment ce qui symbolise le mieux ce terroir à la double identité : la fameuse rose de l'Ariana, introduite par les Morisques au XVIIe siècle.

"Monastir. (...). C'est dans le territoire qui en dépend et à une petite journée de Monastir qu'on voit, dans un lieu appelé Negem, l'amphithéâtre le mieux conservé de tous les monuments antiques existant dans ces contrées. On y remarque des souterrains très solidement bâtis qui conduisent, à ce que l'on prétend, jusqu'à la mer."
Venture de Paradis évoque El Jem, appelée ici Negem, et son fameux amphithéâtre romain qui demeurait encore remarquablement conservé, malgré les dégradations de la population locale et des autorités de la Régence qui n'avaient pas hésité à ouvrir une brèche pour empêcher les habitants de s'y retrancher lors d'une collecte d'impôt à la fin du XVIIe siècle.
On retrouve la vision fantasmatique, assez traditionnelle dans l'esprit humain, du souterrain interminablement long et reliant d'improbables lieux entre eux ; en réalité l'amphithéâtre était partiellement comblé, certaines de ses galeries pouvant ainsi passer pour des souterrains.


"Bizerte. (...) Dans le golfe de Bizerte, vis-à-vis les petites îles qu'on nomme les Cani, on a établi depuis quinze ans une madrague pour la pêche du thon. Le gouvernement l'afferme aux Européens qui veulent s'en charger pour 18000 livres. (...). Le thon qu'on prend et qu'on y prépare a son débouché en Espagne."
Entre Bizerte et Metline, face aux deux îles Cani, Venture de Paradis signale une concession de pêche au thon suivant la technique de la madrague qui consiste à guider les thons, lors de leurs migrations le long des côtes, à travers une série de filets où ils sont rassemblés pour être pêchés de manière assez "sportive" dirais-je par euphémisme pour ne pas choquer les âmes sensibles. À l'époque moderne, cette méthode de pêche relevait d'un privilège octroyé par les autorités ; un Français eut l'idée de solliciter du bey de Tunis la concession exclusive de ce droit à proximité de Bizerte afin d'étendre la pêche à une zone très poissonneuse et où il ne serait pas gêné par la concurrence comme c'eut été le cas sur les côtes françaises. Le quota de pêche était fixé à 18000 livres, soit plus de huit tonnes, et il était évidemment affermé par les autorités beylicales ainsi intéressées aux bénéfices. La pêche européenne sur les côtes tunisiennes n'était pas un fait isolée : autour de Tabarka, ville longtemps dominée par une famille gênoise avant sa reprise par le bey de Tunis en 1742 , on pratiquait la pêche au corail. Quant à la pêche aux éponges elle avait été concédée à titre exclusif par le bey, contre redevance, à la Compagnie royale d'Afrique, une société française basée à Marseille. Autour de l'île de la Galite se déroulait également une pêche au corail effectuée par des pêcheurs venus d'Italie qui travaillaient là sans autorisation. Comme pour les chéchias, on constate avec ces pêches diverses un phénomène économique de grande ampleur puisque, pour ce qui est du thon pêché sur les côtes tunisiennes par des Français, il était pour l'essentiel exporté en Espagne.

Venture de Paradis, Tunis et Alger au XVIIIe siècle. Mémoires et observations rassemblés et présentés par Joseph Cuoq, Sindbad, Paris, 1983.