Le 21 janvier 2010 est décédé l'un des derniers grands anciens de la bande-dessinée, Jacques Martin, âgé de 88 ans. Ces vingt dernières années, devenu quasi aveugle, il s'était entouré de dessinateurs talentueux pour l'aider à poursuivre son œuvre foisonnante.
Jacques Martin, né en France, naturalisé belge et décédé en Suisse, sur les bords du Léman, aimait le voyage dans le temps et l'espace. Il est le père de divers héros de papier dont les plus connus sont Alix et Guy Lefranc mais aussi Arno, Jhen, Keos, Loïs et Orion, chacun d'eux évoluant dans une époque précise. Alix est ce Gaulois devenu Romain qui parcourt le monde antique à la fin de la République romaine ; Jacques Martin l'a même envoyé dans la Chine, ce qu'aucun Romain ne semble avoir fait... du moins aucune source ancienne ne nous l'indique. Guy Lefranc est finalement le seul héros contemporain de Jacques Martin qui préférait sans conteste faire revivre le passé - on dit qu'il est le père de la bande-dessinée historique -, Keos pour L'Egypte ancienne, Orion pour la Grèce ancienne, Jhen pour le Moyen-Âge, Loïs pour le temps de Louis XIV et Arno pour la période napoléonienne.
Évoquer Jacques Martin, c'est rappeler la fameuse école franco-belge de la bande-dessinée, où il figure en bonne place avec Hergé et Edgar P. Jacobs. Hergé, créateur de Tintin en 1929, l'eut d'ailleurs comme collaborateur pendant une vingtaine d'années, que ce soit pour les albums des Aventures de Tintin ou pour le Journal de Tintin. On ne peut songer sans émotion au fait que Jacques Martin ait apporté une contribution majeure pour le sublime album d'Hergé Tintin au Tibet (1960), une aventure qui exalte l'amitié de Tintin et de son jeune ami, Tchang Tchong-Jen, rescapé disparu d'un crash aérien dans l'Himalaya ; on y retrouve toute l'intensité des sentiments unissant Alix à Enak, les héros de Martin. Tout comme Edgar P. Jacobs, autre éminent collaborateur d'Hergé, Jacques Martin appartient donc à ces scénaristes-dessinateurs qui ont grandi au contact du père de Tintin.
Jacques Martin a partagé avec ses deux amis diverses particularités telles que le soin apporté à la recherche documentaire préalable à la réalisation des albums, domaine dans lequel il est sans doute celui des trois qui a poussé la logique le plus loin. On ne peut que constater la minutie extrême des planches de Jacques Martin, fruit de longues recherches, et qui ont finalement donné lieu à la publication d'albums pédagogiques, comme Les voyages d'Alix, dont il n'était que l'inspirateur mais qui sont dans la droite lignée de son œuvre personnelle.
Le personnage de Guy Lefranc, apparu en 1954, rappelle l'intérêt partagé des trois grands pour l'époque contemporaine, l'esprit d'aventure lié aux technologies modernes et aux grands évènements géopolitiques, un domaine qui a cependant trouvé son maître en Edgar P. Jacobs, avec sa série Blake et Mortimer, à partir de 1946. Un autre point commun entre Edgar P. Jacobs et Jacques Martin est leur goût pour les textes, avec des cartouches narratifs souvent très développés.
C'est donc surtout Alix qui fait la spécificité de Jacques Martin. Il est en effet le premier grand héros de l'Antiquité en bande-dessinée, né en 1956, avant que n'apparaissent, dans un style comique, les fameux Astérix et Obélix, en 1959. C'est assez récemment que Jacques Martin a fait des émules pour l'Antiquité ; on songera notamment au personnage de Murena, créé par Jean Dufaux et Philippe Delaby en 1997, dans un style plus "réaliste" pour le scénario,quand Jacques Martin est resté fidèle aux conventions originelles de la bande-dessinée franco-belge de la grande époque. Celles-ci valorisent l'amitié masculine et excluent, sauf exceptions, les femmes des rôles principaux. L'amour sous la forme de la sexualité y est quasi proscrit, ceci afin de préserver l'innocence supposée des lecteurs, le public initialement visé étant la jeunesse. Cette volonté de camper des univers fortement asexués peut conduire paradoxalement à une lecture relativement ambigüe de la nature des liens unissant les diverses paires de héros représentés. La violence n'a été elle aussi longtemps que suggérée par l'école franco-belge mais, dans ce domaine, Jacques Martin a été précurseur, l'un de ceux qui montrait la violence inhérente à notre monde avec parfois beaucoup de réalisme, n'hésitant pas à faire périr certains de ses héros attachants, jeunes et innocents, au risque de troubler le lecteur... Je me souviens encore de ses Gaulois aux mains coupés ou de la tête du prince Oribal assassiné, des images qui m'avaient perturbées étant enfant. L'œuvre de Jacques Martin puise son originalité et sa beauté dans cette atmosphère souvent tragique qui reflète finalement la complexité d'une Antiquité trop souvent idéalisée sans mesure.
On peut dire qu'Alix a fait plusieurs fois le tour de la Méditerranée grâce à son créateur. Jacques Martin affectionnait le mystère dégagé par certaines civilisations un peu moins connues du fait de leur absorption dans l'Empire romain, tels les Étrusques ou encore les Carthaginois dans Le Spectre de Carthage (1976), cet album où l'auteur a voulu donner vie à la Carthage qu'il avait notamment découverte dans Salammbô de Gustave Flaubert. Déjà dans L'Ile Maudite, en 1951, Jacques Martin s'intéresse à Carthage. Il suit généralement les sources et interprétations historiques communément admises, avec le risque parfois d'être ensuite tempéré au gré des progrès de la science historique. La matérialisation qu'il nous offre de la vie des civilisations passées, à travers le cadre de restitutions architecturales soignées et l'exposé de la vie quotidienne, tout cela n'en donne pas moins une vision suggestive et admirable, durablement inscrite dans la mémoire sensible de ceux qui ont été un jour amené à partager les pérégrinations d'Alix. C'est le cas du jeune enfant que j'étais ; il m'est difficile de dire aujourd'hui, après tout ce temps écoulé, la place des aventures d'Alix dans l'attrait de l'Antiquité qui m'a touché très jeune. Dans un domaine d'études où l'on travaille souvent sur des vestiges fort modestes, tout ce qui donne un peu de corps à nos pensées ne peut que stimuler notre intérêt.
Après Hergé, mort en 1983, et Edgar P. Jacobs, décédé en 1987, Jacques Martin demeurait le seul de mes trois dessinateurs préférés en vie. C'est un peu de mon enfance qui vient de s'envoler. Il faut espérer que les collaborateurs de talent de Jacques Martin puissent continuer son œuvre avec la même inspiration.
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