dimanche 7 novembre 2010

Le pont transbordeur de Bizerte

Ingénieurs des ponts. L'histoire de la famille Arnodin - Leinekugel Le Cocq de 1872 à 2002 est un livre passionnant qui vient tout juste de paraître aux éditions La Vie du Rail à propos d'une famille d'ingénieurs français ayant construit de nombreux ouvrages d'arts métalliques, particulièrement des ponts suspendus et des ponts transbordeurs.

L'auteur, Didier Leinekugel Le Cocq, malheureusement décédé un an avant la parution, était le représentant de la quatrième génération de ces bâtisseurs qui ont œuvré un peu partout à travers le monde à partir de 1872, développant plusieurs projets innovants tels que le câble à torsion alternative, la grue roulante et pivotante, des ouvrages où chaque pièce peut être renouvelée individuellement ou encore l'élaboration d'un type de pont novateur, le pont transbordeur.

Le pont transbordeur est sans doute la plus emblématique des réalisations de l'entreprise, depuis le dépôt de son brevet d'invention en 1887 par Ferdinand Arnodin (1845-1924), l'arrière-grand-père de Didier Leinekugel Le Cocq. Le principe en est simple : deux pylônes métalliques soutiennent un tablier avec un rail le long duquel circule un chariot relié à une nacelle permettant d'assurer la liaison entre les deux rives d'un cours d'eau, le tout sans entraver la navigation.

S'il ne reste actuellement des neuf ponts transbordeurs construits que trois en activité, à Bilbao (classé au patrimoine mondial de l'Humanité), Newport (Royaume-Uni) et Rochefort-sur-Mer (classé Monument Historique français), ces édifices métalliques majestueux ont généralement laissé des traces durables dans les mémoires même quand ils n'avaient eu qu'une existence éphémère.

Le pont transbordeur de Bizerte est le seul à avoir été construit hors d'Europe par Ferdinand Arnodin. Il enjambe sur 109 mètres le canal d'accès au Lac de Bizerte - large de 100 mètres et profond de neuf mètres - aménagé lors des travaux considérables entrepris entre 1891 et 1895 pour donner au port - et donc à la ville - la physionomie que nous lui connaissons encore aujourd'hui. La construction du pont transbordeur se déroule peu après ces travaux, de 1896 à 1898 : il est destiné à supprimer le bac reliant les deux rives du canal, jugé gênant pour la circulation commerciale et militaire dans le canal. Le tablier du pont culmine à 44 mètres, ce qui permet l'accès du canal à des bateaux de taille imposante, qu'il s'agisse de voiliers ou de navires propulsés par des moteurs thermiques.

Suite à l'inauguration du pont transbordeur de Bizerte en 1898, Ferdinand Arnodin est fait commandeur de l'ordre beylical du Nichan Iftikhar par Ahmed Ier, possesseur de la Régence de Tunis, ce qui traduit autant la satisfaction du souverain tunisien que celle des autorités françaises qui exercent alors leur protectorat en Tunisie et comptent faire de Bizerte une des principales bases navales françaises.

Diverses représentations de ce pont transbordeur existent, particulièrement des cartes postales ; elles montrent généralement le pont franchi par d'imposants navires militaires dont certains sont encore munis de voiles. L'une d'elle, datée de 1903, rappelle la première visite d'un président français, Émile Loubet, en Algérie et en Tunisie, en avril 1903 ; entre le portrait en médaillon du président et le drapeau tricolore figurent les armoiries beylicales ;
le pont transbordeur de Bizerte apparaît ainsi dans certaines formes d'expression iconographique coloniale comme un symbole de la réussite du protectorat français en Tunisie. Pour autant, le correspondant du journal français Le Figaro qui décrit la visite du président Émile Loubet à Bizerte le 29 avril 1903 ne fait aucune allusion spécifique à son pont transbordeur, preuve que ce dernier n'avait sans doute pas touché tous les esprits.

Symbole ou non, le pont transbordeur de Bizerte est de toute façon déjà condamné à cette date. La nécessité de sécuriser l'accès des navires dans le canal a conduit en effet à envisager dès le tout début du XXème siècle son élargissement à 200 mètres, une largeur incompatible avec celle du pont. En outre, le pont transbordeur s'est révélé également très rapidement victime de son succès et donc inadapté aux besoins en raison d'une nacelle trop petite.

Le pont transbordeur de Bizerte est donc démonté en 1907 alors que les opérations d'élargissement du canal sont en voie d'achèvement. Après plusieurs années de stockage sur place, les éléments subsistants du pont transbordeur sont expédiés par bateau à Brest en 1917 pour y être remontés sur le fleuve côtier Penfeld. Endommagé en 1944, le pont transbordeur de Bizerte, transporté à Brest, succombe une seconde fois et il est finalement détruit en 1947.

À Bizerte, avec la désaffection du pont transbordeur, il est prévu dès 1903 le rétablissement d'un système de bac ; deux bacs propulsés par la vapeur doivent assurer la liaison régulière entre les deux rives du canal élargi. Plusieurs vues photographiques illustrent la traversée selon ce mode de transport qui a fonctionné pendant trois quarts de siècle sans toutefois donner entière satisfaction en ce qui concerne l'absorption d'un trafic en hausse. Certains envisageaient même dès 1900 la réalisation d'un tunnel de circulation sous le canal, une option qui n'a finalement jamais été retenue.



À la fin des années 1970, les autorités tunisiennes décident de rétablir un véritable pont à Bizerte pour favoriser la circulation routière entre Tunis et Bizerte par le chemin le plus court, c'est-à-dire par le nord du lac de Bizerte Un pont levant est donc réalisé entre 1978 et 1980 avec système de levage du côté de Zarzouna pour que, dit-on, le président Bourguiba soit assuré de pouvoir entrer dans Bizerte au cas où sa population en serait venue à fomenter une révolte. Quoiqu'il en soit de cette petite histoire, la Tunisie a renoué grâce à ce pont bizertin avec les grands réalisations innovantes de l'architecture et le pont levant a rejoint l'excellence de son lointain prédécesseur, le pont transbordeur de Bizerte.

(photo du pont levant de Bizerte extraite de Wikipedia)