dimanche 24 janvier 2010

Alix orphelin

Le 21 janvier 2010 est décédé l'un des derniers grands anciens de la bande-dessinée, Jacques Martin, âgé de 88 ans. Ces vingt dernières années, devenu quasi aveugle, il s'était entouré de dessinateurs talentueux pour l'aider à poursuivre son œuvre foisonnante.

Jacques Martin, né en France, naturalisé belge et décédé en Suisse, sur les bords du Léman, aimait le voyage dans le temps et l'espace. Il est le père de divers héros de papier dont les plus connus sont
Alix et Guy Lefranc mais aussi Arno, Jhen, Keos, Loïs et Orion, chacun d'eux évoluant dans une époque précise. Alix est ce Gaulois devenu Romain qui parcourt le monde antique à la fin de la République romaine ; Jacques Martin l'a même envoyé dans la Chine, ce qu'aucun Romain ne semble avoir fait... du moins aucune source ancienne ne nous l'indique. Guy Lefranc est finalement le seul héros contemporain de Jacques Martin qui préférait sans conteste faire revivre le passé - on dit qu'il est le père de la bande-dessinée historique -, Keos pour L'Egypte ancienne, Orion pour la Grèce ancienne, Jhen pour le Moyen-Âge, Loïs pour le temps de Louis XIV et Arno pour la période napoléonienne.

Évoquer Jacques Martin, c'est rappeler la fameuse école franco-belge de la bande-dessinée, où il figure en bonne place avec Hergé et Edgar P. Jacobs. Hergé, créateur de
Tintin en 1929, l'eut d'ailleurs comme collaborateur pendant une vingtaine d'années, que ce soit pour les albums des Aventures de Tintin ou pour le Journal de Tintin. On ne peut songer sans émotion au fait que Jacques Martin ait apporté une contribution majeure pour le sublime album d'Hergé Tintin au Tibet (1960), une aventure qui exalte l'amitié de Tintin et de son jeune ami, Tchang Tchong-Jen, rescapé disparu d'un crash aérien dans l'Himalaya ; on y retrouve toute l'intensité des sentiments unissant Alix à Enak, les héros de Martin. Tout comme Edgar P. Jacobs, autre éminent collaborateur d'Hergé, Jacques Martin appartient donc à ces scénaristes-dessinateurs qui ont grandi au contact du père de Tintin.

Jacques Martin a partagé avec ses deux amis diverses particularités telles que le soin apporté à la recherche documentaire préalable à la réalisation des albums, domaine dans lequel il est sans doute celui des trois qui a poussé la logique le plus loin. On ne peut que constater la minutie extrême des planches de Jacques Martin, fruit de longues recherches, et qui ont finalement donné lieu à la publication d'albums pédagogiques, comme
Les voyages d'Alix, dont il n'était que l'inspirateur mais qui sont dans la droite lignée de son œuvre personnelle.

Le personnage de
Guy Lefranc, apparu en 1954, rappelle l'intérêt partagé des trois grands pour l'époque contemporaine, l'esprit d'aventure lié aux technologies modernes et aux grands évènements géopolitiques, un domaine qui a cependant trouvé son maître en Edgar P. Jacobs, avec sa série Blake et Mortimer, à partir de 1946. Un autre point commun entre Edgar P. Jacobs et Jacques Martin est leur goût pour les textes, avec des cartouches narratifs souvent très développés.

C'est donc surtout
Alix qui fait la spécificité de Jacques Martin. Il est en effet le premier grand héros de l'Antiquité en bande-dessinée, né en 1956, avant que n'apparaissent, dans un style comique, les fameux Astérix et Obélix, en 1959. C'est assez récemment que Jacques Martin a fait des émules pour l'Antiquité ; on songera notamment au personnage de Murena, créé par Jean Dufaux et Philippe Delaby en 1997, dans un style plus "réaliste" pour le scénario,quand Jacques Martin est resté fidèle aux conventions originelles de la bande-dessinée franco-belge de la grande époque. Celles-ci valorisent l'amitié masculine et excluent, sauf exceptions, les femmes des rôles principaux. L'amour sous la forme de la sexualité y est quasi proscrit, ceci afin de préserver l'innocence supposée des lecteurs, le public initialement visé étant la jeunesse. Cette volonté de camper des univers fortement asexués peut conduire paradoxalement à une lecture relativement ambigüe de la nature des liens unissant les diverses paires de héros représentés. La violence n'a été elle aussi longtemps que suggérée par l'école franco-belge mais, dans ce domaine, Jacques Martin a été précurseur, l'un de ceux qui montrait la violence inhérente à notre monde avec parfois beaucoup de réalisme, n'hésitant pas à faire périr certains de ses héros attachants, jeunes et innocents, au risque de troubler le lecteur... Je me souviens encore de ses Gaulois aux mains coupés ou de la tête du prince Oribal assassiné, des images qui m'avaient perturbées étant enfant. L'œuvre de Jacques Martin puise son originalité et sa beauté dans cette atmosphère souvent tragique qui reflète finalement la complexité d'une Antiquité trop souvent idéalisée sans mesure.

On peut dire qu'
Alix a fait plusieurs fois le tour de la Méditerranée grâce à son créateur. Jacques Martin affectionnait le mystère dégagé par certaines civilisations un peu moins connues du fait de leur absorption dans l'Empire romain, tels les Étrusques ou encore les Carthaginois dans Le Spectre de Carthage (1976), cet album où l'auteur a voulu donner vie à la Carthage qu'il avait notamment découverte dans Salammbô de Gustave Flaubert. Déjà dans L'Ile Maudite, en 1951, Jacques Martin s'intéresse à Carthage. Il suit généralement les sources et interprétations historiques communément admises, avec le risque parfois d'être ensuite tempéré au gré des progrès de la science historique. La matérialisation qu'il nous offre de la vie des civilisations passées, à travers le cadre de restitutions architecturales soignées et l'exposé de la vie quotidienne, tout cela n'en donne pas moins une vision suggestive et admirable, durablement inscrite dans la mémoire sensible de ceux qui ont été un jour amené à partager les pérégrinations d'Alix. C'est le cas du jeune enfant que j'étais ; il m'est difficile de dire aujourd'hui, après tout ce temps écoulé, la place des aventures d'Alix dans l'attrait de l'Antiquité qui m'a touché très jeune. Dans un domaine d'études où l'on travaille souvent sur des vestiges fort modestes, tout ce qui donne un peu de corps à nos pensées ne peut que stimuler notre intérêt.

Après Hergé, mort en 1983, et Edgar P. Jacobs, décédé en 1987, Jacques Martin demeurait le seul de mes trois dessinateurs préférés en vie. C'est un peu de mon enfance qui vient de s'envoler. Il faut espérer que les collaborateurs de talent de Jacques Martin puissent continuer son œuvre avec la même inspiration.


lundi 11 janvier 2010

De Byzance à Istanbul


"De Byzance à Istanbul. Un port pour deux continents" est l'actuelle exposition (jusqu'au 25 janvier 2010) du Grand Palais, à Paris, organisée dans le cadre de la Saison de la Turquie en France.

Istanbul est certainement la ville à identités multiples par excellence ; elle a en effet changé de noms trois fois, reflets de profonds bouleversements. Byzance la grecque, après son intégration à l'Empire romain, s'accroît soudainement après sa refondation tardive par l'empereur Constantin I qui en fait sa ville, Constantinople. Une ville pensée comme une seconde Rome dans la partie orientale de l'Empire romain. Et tandis que la partie occidentale se délite progressivement sous le coup des ambitions personnelles et de l'éclosion de sous-ensembles politiques et culturels, l'Empire romain d'Orient tient bon, porté par les empereurs byzantins qui parviendront à le maintenir avec des périodes plus ou moins fastes jusqu'en 1453.

La capitale byzantine, idéalement située d'un point de vue stratégique et économique, sera par la suite la clé d'un nouvel empire plus puissant encore, celui des Ottomans, jusqu'à l'éclatement de 1920, consécutif à son engagement aux côtés des empires d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie durant la première guerre mondiale et à l'abolition de 1922, au profit d'un régime républicain sous l'autorité de Mustapha Kemal.

Qui dit ville et capitale dit urbanisme, topographie, ... C'est sans doute là que le bas blesse dans cette exposition tout entière tournée - d'ailleurs sans surprise en vérité - vers les œuvres d'art, ces œuvres si souvent désossées et déconnectées de leur contexte élémentaire. La muséographie nous contraint à une vision purement esthétisante qui réduit au moins de moitié l'intérêt de l'œuvre-objet. Il faut en effet bien chercher pour trouver des explications développées sur les œuvres présentées dans l'exposition et souvent on ne trouve pas. Le visiteur, en plus du prix d'entrée qui n'est pas des plus économique, a la possibilité de payer pour avoir un audioguide qui lui permettra peut-être d'en apprendre un peu plus sur quelques œuvres sélectionnées. Les objets qui nous intéressent, K*** et moi, ne sont de toute façon pas concernés par ce dispositif sonore payant. Nous découvrirons à la sortie de l'exposition que nos questions ne sont pas plus satisfaites par le catalogue de l'exposition consultable à la boutique... un livre de moins à intégrer à ma vaste bibliothèque !

Pour en revenir à la dimension spatiale nécessairement liée à l'évocation de la ville d'Istanbul depuis ses origines, on peut s'étonner que l'exposition ne comporte pas un plan de la ville. Cela paraît incroyable mais c'est vraiment ainsi. Le seul plan d'Istanbul est celui des monuments à coupoles, églises et mosquées, à mi-chemin de l'exposition. Des plans de la ville sont également visibles dans la deuxième partie... mais il s'agit de plans d'époque ottomane et donc pas des plans nécessaires à accompagner l'exposition elle-même !

Plutôt que ce genre de dispositif pédagogique élémentaire, plutôt que de donner plus de détails sur les œuvres-objets, leur fonction, leur symbolique, ... l'exposition préfère mettre en place des dispositifs scénographiques plus impressionnants qu'intelligents. C'est ainsi que l'idée de projeter sur une fausse coupole l'image des décors des édifices à coupole d'Istanbul, églises et mosquées, ne trouverait son sens qu'accompagnée d'un minimum d'explications. Regarder bêtement défiler les diverses images projetées ne présente qu'un intérêt limité ; c'est pourtant bien ce à quoi le visiteur est réduit !

Cette grandeur tapageuse n'est d'ailleurs pas ici à son plus haut niveau car l'ultime salle d'exposition, qui doit représenter près d'un tiers de l'ensemble de la surface visitable, fait l'objet d'une "installation", je pense que le terme n'est pas faux. "Installation" nous renvoie plutôt à l'art contemporain. La salle, immense, comprend quelques vitrines avec des objets hétéroclites par leur époque et nature ; leur seul point commun est leur lieu de découverte, l'ancien port byzantin de Constantinople, récemment exploré pour la construction du métro stanbouliote qui doit relier les rives européenne et asiatique de la ville. Au milieu de la salle des centaines de caisses plates avec des milliers de restes d'amphores suggèrent la silhouette d'une des nombreuses épaves découvertes dans la fouille du port byzantin d'Istanbul. Le deux longs murs de la salle sont animés de projections visuelles du clapotis des eaux du détroit du Bosphore... le tout dans une ambiance crépusculaire puisque cette exposition comme la plupart des autres plonge le visiteur dans l'obscurité, ce que je m'obstinerai à appeler le reliquaire prétentieux des historiens de l'Art jusqu'à ce qu'on nous offre le Jour et la Vie qui va avec.

Sur le plan chronologique, et en faisant abstraction de cette ultime salle démesurée et dont l'intérêt se justifie difficilement, la première moitié de l'exposition est consacrée à Byzance et Constantinople et la seconde à Istanbul. Il y a un déséquilibre manifeste puisque la première moitié part en fait de l'époque protohistorique pour s'achever en 1453, cette date fameuse qui marque la fin de l'empire romain byzantin, soit plusieurs millénaires. De même la période "Byzance", c'est-à-dire l'époque grecque, depuis la fondation de 660 av. J.-C., puis la période romaine républicaine et haut-impériale sont assez vite expédiées. C'est bien là que l'effort pédagogique devrait prendre le relai d'une éventuelle pauvreté du mobilier à présenter ! Mais nous ne saurons pas dans cette exposition à quoi ressemblait la Byzance grecque et haut-impériale, rien de ses monuments n'est vraiment rendu explicite pas plus que sa vie publique, économique ou encore culturelle... seulement quelques bribes, du petit mobilier, des vestiges de monuments funéraires ou encore des éléments statuaires de nature peu explicite à défaut d'informations à ce propos. Je veux bien croire qu'un spécialiste de l'antiquité n'a pas les mêmes attentes que d'autres visiteurs dans ce type d'exposition mais il y a des limites à la vulgarisation par le bas !

La période de l'Antiquité tardive, à partir de la refondation de la ville par Constantin I, fait l'objet d'un traitement plus développé, de même que la période byzantine, avec l'intermède de la période croisée. On a cependant la sensation de ne faire qu'effleurer diverses problématiques comme l'introduction du christianisme ou encore l'iconoclasme. Tout est là ou presque pourtant mais sans ces connexions intellectuelles qui permettent d'entrevoir la profondeur de ce que l'on ne fait qu'effleurer du regard. On a un peu le sentiment d'une boule à facettes qui scintillerait et dont chacun serait supposé capter une part plus ou moins grande de son éclat. Il est certain que ce foisonnement ne peut qu'être encadré ; à défaut, il produit un impression confuse, occulte les points essentiels et focalise sur des aspects plus anecdotiques.

Voilà donc s'il s'agit de butiner, on peut toujours aller voir cette exposition tellement les œuvres sont intéressantes. Si en plus on a de la culture et le goût d'apprendre, on doit pouvoir ressortir de cette exposition un peu plus conscient du brassage culturel qui a fait l'originalité d'Istanbul et plus largement de cette région charnière des Balkans et de l'Asie Mineure. Ce qui est sans doute le plus intéressant, même si ce sont des réflexions que l'on est obligé de se faire à soi-même, c'est le poids du passé dans les réalisations ultérieures, cette impression qu'il existe toujours un socle sur lequel viennent se greffer des nouveautés, de l'obélisque du stade romain aux minarets, de la coupole de l'église Sainte-Sophie à celle de la Mosquée bleue, les motifs iconographiques récurrents, ...La partie de l'exposition consacrée aux Ottomans permet de se familiariser avec une période assez proche et pourtant relativement méconnue ; c'est certainement aussi incontournable de se pencher sur cette culture pour comprendre un peu mieux ce qu'était la Tunisie beylicale, en tant que province de l'empire, avec une part des usages calqués sur ceux d'Istanbul.

Avouons le, il n'y a que des choses belles et intéressantes à voir dans cette exposition. A chacun donc d'essayer d'en faire ce qu'il peut avec les moyens dont il dispose.