mardi 26 février 2008

Le mal des crânes

Journée d’adieu avant ton retour à Tunis… on se retrouve à Paris, à la gare de Lyon, et on décide du programme de ces dernières heures que nous allons passer réunis.

Notre choix se porte finalement sur la Galerie d’anatomie comparée et de paléontologie du Muséum national d’histoire naturelle.

Cette galerie, achevée en 1898 par l’architecture Ferdinand Dutert en prévision de l’Exposition universelle de 1900, se trouve dans la partie est du Jardin des Plantes, tout près de la gare d’Austerlitz. Il s’agit d’un bâtiment fait de pierre, brique et métal… un bâtiment aux apparences austères, pour ne pas dire sinistre quand la grisaille et l’humidité ternissent son peu d’éclat naturel. En outre ses proportions ne sont pas des plus harmonieuses et sa trop grande hauteur le rend pour le moins écrasant.


(Photo G. Métron, Structurae).

Autant dire que je préfère de loin la Galerie de minéralogie, construite dans le deuxième quart du XIXe s. par l’architecte Charles Rohault de Fleury en style néoclassique et avec des proportions plus harmonieuses.

Mais laissons de côté l’aspect extérieur et entrons dans la Galerie d’anatomie comparée et de paléontologie comme nous le fîmes ce jour là, toi et moi.

A droite dans le hall nous remarquons un étrange groupe sculpté représentant des êtres simiesques. S’agit-il de singes, d’hominidés ou même d’hommes d’un type un peu ancien, il est impossible de le dire ; cela ressemblait en tout cas à un combat entre des pygmées et des singes.

Le rez-de-chaussée est occupé par la galerie d’anatomie comparée, une vaste salle ouverte sur l’extérieur par de larges baies ; le volume est donc impressionnant, spacieux et lumineux. L’ensemble est occupé par des milliers de « pièces » collectées depuis le XVIIIe s. : squelettes complets ou partiels, écorchés, bocaux contenant des organes, viscères, … L’impression qui se dégage est celle d’un immense fouillis dont on peine à percevoir la cohérence : c’est la plus parfaite expression de l’art de l’accumulation, précepte muséographique très en vogue au XIXe s. et durant une bonne partie du XXe s. L’espace central prend des allures de longue procession de squelettes, les derniers étant ceux de cétacés dont un rorqual de vingt mètres de longueur… belle bête !


Tout autour, le long de murs, d’antiques vitrines contiennent des pièces plus délicates et notamment les fameux bocaux, les écorchés, squelettes de fœtus humains alignés comme des produits d’épicerie fine ! Une accumulation troublante même pour ceux qui ne sont habituellement pas très sensibles à cela. Il faut dire que les yeux sont assaillis d’images nées de cet horizon saturé de vestiges morbides. Les explications sont assez pauvres et décousues ce qui renforce l’impression d’exhibition un peu gratuite de ces fantômes parfois inquiétants, notamment pour des enfants. On touche même au sordide devant la vitrine des squelettes prénataux, située non loin de celle de tératologie, science étudiant les « monstres », c'est-à-dire les spécimens atteints des malformations osseuses.

Que nous réserve le premier étage ? Eh bien à peu près la même chose même si l’on quitte l’anatomie comparée pour la paléontologie. La salle est elle éclairée par une verrière au plafond. On entre là dans le domaine des animaux anciens aux os fossilisés, notamment ceux des fameux dinosaures. Les mêmes sentiments négatifs se dégagent de l’ensemble que pour le niveau inférieur, malgré l’intérêt individuel évident des pièces présentées. C’est l’impression d’être dans une atmosphère pesante, sans aucune vie sinon celle des visiteurs qui s’agitent, touchent les ossements, se font photographier devant les dinosaures avec leurs téléphones portables, parlent à voix haute provoquant un brouhaha d'autant plus pénible qu'il est amplifié par la configuration des lieux, dépourvus de séparations.

Et c’est ainsi que cet établissement, très moderne au temps de sa création par les professeurs Gaudry et Pouchet est aujourd’hui pour le moins désuet, en dépit de son intérêt potentiel qui n’est pas mince : comprendre la physiologie du corps animal (et donc humain). Bref un musée très décevant, peu attrayant même pour ceux qui apprécient les disciplines présentées, et qui semble presque totalement figé dans le passé, avare en supports pédagogiques attrayants et actuels, en particulier l’informatique. On ressort bel et bien de ce lieu avec le mal des crânes et c’est bien dommage. Il n’y a plus qu’à espérer des améliorations significatives pour contribuer à rendre ce lieu à une vie qui lui fait pour le moins défaut jusqu’à présent… on est bien loin en tout cas pour l’heure de la gaîté animant les Fossiles de Camille Saint-Saëns, dans son auto-parodie de la Danse Macabre.

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Le hasard a voulu que ce lundi tu m’appelles. Au moment où je pensais à toi, où j’écrivais le récit de ce jour où s’entremêlaient le bonheur de te voir et la douleur de te perdre, tu as pensé également à moi. Tu m’as appelé de l’endroit que je préfère en Tunisie et cela m’a considérablement ému, me rappelant à quel point tu es un grand homme avec un cœur encore plus grand.

lundi 18 février 2008

L'heure de...

L’heure de se connaître… Quelques mots de toi m’intriguent et ton regard d’ange fragile me touche… je me lance, avec le désir de recevoir un peu de ton attention et t’offrir un peu de la mienne. Nous apprenons à nous connaître… et un hasard un peu triste nous offre l’occasion de nous retrouver assez vite à Paris.

L’heure de la rencontre… un soleil radieux m’éblouit et je me perds au milieu des étals vides du marché de la place Monge. Tu es là, je le sais, mais invisible. Je connais à peine ton visage mais je sais que je te reconnaîtrai… ton regard est gravé en moi et je n’ai plus qu’à le rechercher parmi tous ces regards inconnus, étonnés que je les dévisage fébrilement. Je fais le tour des entrées du métro à ta recherche… à la troisième sortie, je me sens ridicule de ne t’avoir encore pas retrouvé. Je tourne en rond et m’angoisse tandis que tu m’attends sagement, un livre entre les mains. Comment te faire relever la tête et être sûr que c’est bel et bien toi ? Je compose le numéro de ton portable… tu relèves la tête… c’est toi. Nous entamons quatre heures de promenade dans Paris avec au programme une sélection de mes lieux de prédilection que je désire t’offrir, un moment que j’aimerais inoubliable pour toi qui connais si peu Paris ; sans l’avoir prévu je ravive certaines de tes émotions, comme lorsque nous parcourons le parc des Buttes Chaumont, dont ta maman t’a déjà bien parlé. Nous nous égarons également, le temps de quelques minutes, dans cet univers urbain… errant jusqu’à la porte des Lilas. Autant de pas faits ensembles et qui nous ont rapproché l’un de l’autre. Autant de mots échangés qui nous ont donné confiance quand nous éprouvions une forme d’anxiété.

L’heure de la séparation… Un jeu étrange s’instaure au terme de notre rencontre… chacun essaie sans doute de se persuader qu’il ne redoute pas cette séparation pourtant peu agréable. Tu m’invites à partir, tout en me demandant en quelque sorte si je pourrais me passer de toi… et puis tu me retiens finalement par le bras et me guide vers le quai ou un train t’éloignera de ma vue.

L’heure du retour… le train encore… je m’y endors comme toujours. Vient ensuite la correspondance, instant bref où le temps est suspendu entre deux mondes, respiration où le rythme effréné des activités diurnes trouve son terme. La nuit est tombée en effet sur ce quai de gare et rien ne me détourne plus vers l’horizon. Ma conscience, tel un poids trop lourd, semble comme retenue tout contre moi. C’est le vide de toi qui frappe brutalement à ma porte. Tu me manques déjà.

L’heure de l’incertitude… Je considère, pris d’un certain vertige, l’incertitude du temps qui nous sépare désormais. Déjà partagée entre le bonheur et la peine, l’ivresse et l’angoisse, mon âme redevient cette mer agitée qui m’est si familière. Je te trouve bien silencieux et invente les épisodes tragiques de ta vie au gré de mes doutes. Je m’accuse de crimes imaginaires pour comprendre ton mutisme : j’ai été le dernier des nuls ! Je finis par me rendre à cette évidence jusqu’à ce que tu m’écrives que tu penses à moi et à cette tendresse amicale qui nous lie.

L’heure de la nostalgie… Il est quinze heures et j’ai le ventre vide… je traverse tout Paris pour rejoindre une de mes boulangeries favorites et y trouver mon bonheur. Je suis seul et quelques appels téléphoniques, restés sans réponses, ne me font guère espérer mieux pour les minutes à venir. Déjà une semaine… je remets mes pas dans les nôtres… je traverse la rue Geoffroy Saint-Hilaire et tu m’apparais… tes beaux yeux verts qui pétillent… ton allure gracieuse… Retour au jardin des Plantes où une froideur insupportable a laissé place à la douceur qui accompagnait ta venue. J’ai mal, les mains et oreilles gelées, … j’ai mal au cœur à ne savoir ce que je fais seul ici… je sors du jardin des Plantes et contemple le terrain dénudé des anciens locaux des universités de sciences, à l’angle des rues Cuvier et Jussieu. C’est la vision du temps qui passe et nous use, de ces ruines modernes comprimées sous un ciel obscur… mes pérégrinations romantiques me conduisent au pied de la tour de Jussieu et d’autres bâtiments qui ne sont plus que coquilles vides, fragiles écorces dont la vie s’est enfuie. La librairie de l’Institut du monde arabe me tend les bras et je m’y jette à corps perdu, noyant ma solitude du moment dans ses livres tunisiens. Une fois cela fait je retrouve ma bonne humeur et je répète en moi ces quelques mots d’espagnol appris pour toi :
"Te quiero mi hermano… de todo mi corazon".

mercredi 13 février 2008

La gare de Tunis

L’actuelle gare de Tunis est l’héritière d’une gare, successivement appelée gare française, gare du sud ou gare de Tunis-Ville, point de départ de la ligne de la Medjerda c'est-à-dire de la ligne se dirigeant vers l’Algérie. La construction du premier tronçon, reliant Tunis à Tebourba commence en 1877 et achevée en 1878. Les travaux continuent régulièrement et la ville de Ghardimaou est atteinte en 1880 ; il faut cependant attendre 1884 pour la connexion avec le réseau ferré algérien.

C’est une compagnie française, la Société de constructions des Batignolles qui reçoit la concession de cette ligne en 1876, à charge pour elle de la construire. Dès 1878 la concession passe à la Compagnie du Chemin de fer de Bône-Guelma et prolongements ; la ligne de Tunis vers l’Algérie se trouve en connexion avec le réseau algérien de cette compagnie.

Suite à une nouvelle concession accordée en 1880, le réseau de la gare française, appelée ainsi pour la distinguer de la gare italienne, – la gare du chemin de fer conduisant à La Goulette et La Marsa –, s’étoffe en 1882 d’un tronçon sud de 16 kilomètres reliant Tunis à Hammam-Lif, dont le développement en tant que ville de plaisance – résidence beylicale, établissements thermaux, plages, casino, … – mais aussi ville industrielle se trouve ainsi conforté. C’est le départ du développement du réseau ferré vers le sud tunisien, un réseau qui atteint quasiment son extension maximale dès les années 1920, soit en une quarantaine d’années. Il comporte pour l’essentiel une ligne nord sud de Tunis à Sfax ainsi que des lignes transversales de Tunis à Tebessa et de Tunis à Henchir-Souatir via Sousse. En 1922, l’État tunisien rachète les lignes du réseau construites par la Compagnie du Chemin de fer de Bône-Guelma, qui s’ajoutent ainsi aux lignes financées par l’État lui-même. L’ensemble du réseau est confié pour exploitation à la Compagnie fermière des chemins de fer tunisiens (CFT) et il atteindra une extension de 1710 kilomètres en 1949, peu avant la reprise de sa gestion directe par l’État tunisien, en 1956, avec la création de la Société nationale des Chemins de fer tunisiens (SNCFT).


Détail d'un plan de Tunis en 1884.

Si l’emplacement de la gare et de ses infrastructures est resté sensiblement le même, la physionomie de l’ensemble a considérablement évolué, particulièrement après la décision en 1969 de rénover l’ensemble des installations, ce qui est réalisé dans le courant des années 1970. Aujourd’hui la gare de Tunis se trouve au fond de la place de Barcelone. Elle est constituée d’un vaste bâtiment rectangulaire qui ouvre sur neuf quais, partiellement abrités, établis en arrière de la gare. Auparavant la place de Barcelone n’existait pas : elle était occupée par les voies de service de la gare ainsi que par divers bâtiments annexes de la gare. En outre le bâtiment principal de la gare française ne se trouvait pas dans le prolongement des quais mais les bordait à l’ouest. Le bâtiment principal de l’ancienne gare, détruite dans les années 1970, était constitué d’un corps principal de deux niveaux encadré de deux ailes d’un seul niveau. Son architecture était extrêmement simple et dépourvue d’ornements, hormis quelques frises et ornements métalliques ; un auvent était fixé au dessus de l’entrée de la gare. Quoiqu’il en soit on était bien loin avec cette gare française de Tunis de la monumentalité de la gare de Bizerte (1894) ou encore des impressionnantes gares couvertes – à Tunis et La Goulette – du chemin de fer de Tunis à La Goulette et La Marsa, construit entre 1871 et 1872.


On accédait à la gare française de Tunis par une place comportant un square, encadrée d’immeubles et desservie à l’ouest par la rue d’Algérie. Au milieu de la place de la gare fut élevé en 1914 un monument en l’honneur de Philippe Thomas (1843-1910), le vétérinaire et géologue à l’origine de la découverte des gisements de phosphate du centre-ouest tunisien.


La gare de Tunis possède un réseau mixte de voies : des voies à écartement normal (1,44 mètre) pour les lignes desservant le nord et nord-ouest tunisien ; des voies à écartement métrique (un mètre) pour les lignes desservant le sud tunisien. Cette distinction tient à l’histoire du réseau ferroviaire tunisien : les lignes de Sfax à Gabès et Gafsa, dont la construction a été concédée à la Compagnie des Phosphates et du Chemin de fer de Gafsa ont été réalisée de 1896 à 1898 en écartement métrique ; il a été décidé par la suite que les lignes partant de Tunis vers le sud seraient sur ce même standard, ceci afin de favoriser la connexion des deux réseaux, à Sfax et à Henchir Souatir et de favoriser ainsi les échanges économiques à l’intérieur même de la Tunisie, particulièrement l’acheminement des matières premières vers les ports tunisiens plutôt que vers ceux de l’Algérie voisine.


lundi 4 février 2008

Lettre sans enveloppe

Mon très cher ***,

Laisse-moi, je t’en prie, rappeler à ta mémoire cet extrait d’un texte évoquant un épisode de cette histoire qui est la notre :


« (…) on attend là, sur les marches d’accès à un horrible immeuble. On regarde passer les bus qui arrivent de manière incessante. On parle de notre avenir proche, des occasions que nous aurons de nous revoir très vite.

« Le bus arrive. Je pose mes bagages dans le coffre. J’embrasse ***. Faux départ : le chauffeur s’en va à pied vers la gare routière souterraine. On en profite donc encore un petit peu... mais déjà le chauffeur revient et me tape sur l’épaule. J’embrasse encore *** et je monte dans le bus qui démarre rapidement. *** et moi, on se regarde encore une dernière fois et on se fait signe. Le bus tourne sur la place ; *** ne me voit plus et moi je fonds en larmes ; je m’enfonce dans le siège pour que personne ne puisse voir toutes mes larmes. Je pleure sans pouvoir m’arrêter pendant de longues minutes. »


Depuis trois jours ce souvenir, couché sur le papier il y a déjà un certain temps, me hante… encore un départ et son flot de larmes ! Encore pour toi… Un petit être délicieux a réveillé en moi ce souvenir et je ne peux m’en défaire à présent. C’est étrange comme il te ressemble ce petit ! Pas physiquement mais moralement en tout cas, c’est certain. C’est un peu toi, avec cinq années de moins. Il y a surtout ces échanges de longs mails… Cela me rend nostalgique, tu sais, nostalgique de cette époque où tu m’envoyais beaucoup de longs messages. Je sais qu’au fond de toi tes sentiments sont inaltérables mais ton silence est effroyable. Je repensais à tout ce que nous avons vécu ensemble, que ce soit par des échanges virtuels ou lors que nous avons été réunis. Rien ne peut effacer tout cela ; ce sont des moments parmi les plus exceptionnels de notre vie.

Je repense encore et encore à ce bus, à ce passé qui tarde à revenir… à ce voyage quasi clandestin pour que personne ne nous le vole, à cette lettre commune que nous avons envoyée à un être cher pour nous deux. Je songe à ce qui nous unit, à cette confiance teintée de charme et de mystère, à cette vérité inaltérable qui se lit sur le visage de l’autre, à nos regards troublants et parfois troublés. Ces moments me manquent, tu sais. Pas un jour ne s’écoule sans que je pense à toi, à cette proximité teintée d’absence.

Autre être cher… autre épisode d’une autre histoire… tout est différent mais si semblable. Chaque jour mon regard s’imprime dans le ciel à la recherche de signes qui ne viennent pas. Je suis perdu sans toi, oui… car toi, comme tous ceux qui peuplent mon cœur, tu balises le chemin de ma vie. J’avance seul, sous ton regard bienveillant ; je me retourne et tu n’es plus là. Je ne sais pas toujours par où je dois aller… parfois j’ai besoin que tu me guides, que tu m’entraînes vers le chemin inverse à celui que je m’apprêtais à suivre. Le bus n’en finit pas de s’éloigner et je ne sais quand je te reverrai. Je me sens comme étouffé, au fond de cette abîme d’incertitude. Las de tout, je ne peux même plus te rechercher au milieu de cette foule anonyme, moi qui te reconnais pourtant si souvent dans une silhouette lointaine.

Reviens-moi vite… d’une façon ou d’une autre, tu sauras me réchauffer et m’éblouir, me rassurer et m’encourager.

Je t’aime.

Ton frère pour toujours