La mythologie gréco-romaine regorge de ce genre de scénarios où un mortel se trouve dans l’illusion d’avoir accompli quelque chose qui l’élève au dessus des autres hommes. Ainsi Sisyphe, également condamné au supplice perpétuel, n’en finit pas de monter au sommet d’une montagne une lourde pierre qui retombe en bas aussitôt que la cime est proche. On pourrait aussi songer aux Danaïdes, condamnées à remplir des tonneaux percés.
Ces mythes sont là pour signifier la vanité de l’humain qui veut se rapprocher des dieux et de leur perfection ; ils rappellent également que l’ordre divin prime sur l’ordre humain, que l’harmonie entre les dieux et les hommes tient au strict respect de l’ordre établi et de la hiérarchie qui en découle. L’humain doit craindre les dieux pour rester à sa place et les fameux supplices sont là pour le cantonner dans l’obéissance religieuse. Les religions dites « du livre » n’ont fait que décliner le même type de concept sous d’autres formes, toujours dans le but d’indiquer la place que chacun devrait théoriquement occuper pour maintenir l’harmonie cosmique. Plus tard encore, ces mythes ont été revisités par des artistes et si je devais retenir un seul exemple significatif ce serait La Chute d’Albert Camus.
Certes on peut à la rigueur concevoir une telle logique dans la mesure où elle persuaderait les hommes de renoncer à certains de leurs comportements répréhensibles comme la quête du pouvoir au détriment d’autrui. Mais il est vrai aussi que cette volonté humaine de toucher le divin tient souvent à la seule aspiration de parvenir à une forme de bonheur individuel, sincère et pur, et surtout sans nuisance pour l’entourage.
Vouloir s’élever pour être heureux n’est pas un crime mais c’est néanmoins ce qui est en définitive reproché à certains dans les mythes. Ainsi le jeune Icare se brûle-t-il les ailes de même que Phaëton, le fils du soleil, qui chute du char de son père qu’il n’était parvenu à maîtriser. Quel sentiment les animait sinon une aspiration simple au bonheur, bonheur qui leur est refusé très nettement par les dieux, attachés à leurs prérogatives ? Ces malheureux en quête de bonheur ont alors tôt fait d’être relégués au rôle d’êtres présomptueux, nuisibles pour les autres et devant être châtiés de manière exemplaire pour rappeler à chacun son devoir de soumission.
Certains jours je me dis que je suis cet être étrange, mi-homme et mi-ange… un ange aux rêves intacts en dépit de tout ce qui flétrit mes ailes depuis si longtemps. Ai-je été insouciant longuement dans ma vie ? Je l’ignore mais sans doute pas plus des trois premières années de ma vie. Il y a bien cette innocence et candeur qui me collent à la peau mais elles forment une armure bien dérisoire face à la folie destructrice et au mépris de certains hommes. Je me suis aussi réfugié dans la poésie et dans la foi en la bonté humaine, une bonté que je veux reconnaître partout, y compris chez les gens qui me blessent. Pour le reste, je ne m’en remets à aucune force surhumaine : quand j’étais à la dérive, j’ai trop vu ceux qui me blessaient, heureux et drapés dans la dignité de leur foi, pour croire qu’un regard et une main sont là pour me soutenir. La mort hantait mes jours et mes nuits d’adolescent, silencieux sur ses maux afin de ne pas causer de souci à mes parents. Et les autres riaient, me crachaient à la figure, m’insultaient et me frappaient.
Je voulais m’élever, oui… voler, oui… et voilà quel fut mon pain quotidien… un pain noir et rassis que seules mes larmes venaient attendrir. J’ai chuté… enfant innocent, aspirant à un bonheur simple mais aspiré par le tourbillon implacable de la vie… sans doute avais-je, aux yeux de ces mythes, dépassé déjà les bornes de ce que l’humain peut espérer et que tel fut alors mon châtiment.
Après l’avoir surmonté tant bien que mal – chantier de reconstruction toujours en cours – je pensais que mon amour de la vie serait enfin comblé, que rien de ces petits bonheurs simples que je désire ne me serait refusé. J’ai eu il est vrai beaucoup de bonheurs ces dernières années mais l’un d’eux m’a toujours manqué et résiste de manière systématique à mes appels.
C’est comme si une puissance malfaisante m’avait interdit d’être amoureux, ou plutôt d’être aimé car moi j’aime… C’est bien cela un ange d’ailleurs… un être asexué, du moins qui paraît asexué. « Tu es trop bien… tu es trop bon… tu es trop ceci… trop cela… bla bla bla… ». Tu me regardes mais tu n’oses pas me toucher… tu admires mon âme mais le corps qui l’enveloppe demeure mystérieusement invisible à ton regard… tu t’enfuies bientôt et nos amours naissantes, déjà condamnées au trépas, sombrent de l’aube au crépuscule. Pourquoi la chair m’est-elle interdite ? Je l’ignore, moi qui voudrais brûler mes ailes dans des bras tendres et accueillants. Je ne renonce pas… je n’ai jamais renoncé… mais dès que je me réjouis un peu de ce qui m’arrive de bon dans ce domaine, dès que mon cœur s’allège par le contact d’un autre coeur, dès que j’entre dans l’espérance, je sais déjà qu’un mécanisme aussi implacable que cruel est enclenché pour détruire ce qui émerge à peine de mes rêves, pour me renvoyer à ma condition d’humain qui s’approche trop du bonheur parfait, un bonheur qu’il n’est pas permis de savourer. Cruauté suprême, j’ai toujours le temps de sentir les effluves du bonheur à défaut de l’atteindre… et malgré ma prudence et ma patience, je finis toujours par me laisser emporter par un certain enthousiasme et une sorte de joie profonde, un laps de temps suffisant pour commencer à révéler aux autres ce bonheur… je n’ai pas fini d’annoncer à tous la bonne nouvelle qu’il me faut déjà en annonçant une autre… mauvaise…
Je ferme les yeux. Je vois une mer vive, aux vagues puissantes qui viennent me rafraîchir... J’aime regarder la mer car elle est le reflet de ce ciel qui m’est interdit… vas pour ce pâle reflet alors et espérons qu’il adoucisse ma chute…

La chute de l’Ange Mohamed Abouelouakar