lundi 3 novembre 2008

« Picasso et les maîtres » : l’Art phagocyté par les Intellectuels

L’exposition Picasso et les maîtres, actuellement présentée au Grand Palais à Paris propose une sélection d’œuvres – dessins, gravures, peintures – de Pablo Picasso (1881-1973) et des maîtres de la peinture qui ont inspiré l’artiste.


Si ce n’est pas la première fois que l’on met ainsi en relation des œuvres entre-elles, une telle concentration de chefs-d’œuvre est exceptionnelle, ce que traduit – dans le domaine des chiffres – la valeur globale estimée des œuvres, plusieurs milliards d’euros, et la prime d’assurance de 790000 euros pour garantir l’exposition.


Ce type de démarche a pour but de souligner les parts respectives de l’héritage et de l’innovation dans l’œuvre d’un artiste, les sources d’inspiration et la création ou la recréation personnelle. Au-delà cela contribue à nous faire réfléchir sur la notion d’échanges entre diverses époques et/ou cultures, montrant que ces échanges existent et que, même dans le cas d’œuvres extrêmement novatrices et originales, la marque du passé et de l’Autre existe en général systématiquement, qu’elle soit discrète ou explicite.


On ne peut donc que s’enthousiasmer à l’idée de voir une telle exposition consacrée à l'œuvre de Pablo Picasso et à ses sources d’inspiration, en l’occurrence représentées par des merveilles. Cependant il y a voir et regarder, effleurer et approfondir. Comme bien souvent les expositions présentées au grand public pâtissent de graves lacunes, généralement récurrentes ; on aura beau jeu ensuite de parler d’exposition « hors normes » car il y a au moins des choses pour lesquelles on n'est pas surpris... et pour lesquelles on préfèrerait l'être si on avait le choix... !


Il faut commencer par déplorer l’ambiance parfois semi-crépusculaire voire crépusculaire des salles de l’exposition : il y a de quoi s’opposer fermement à ce dogme de la scénographie qu'est l’obscurité. La peinture est lumière ; elle devrait répondre à la lumière, une lumière naturelle et non pas une lumière artificielle. Cette dernière est médiocre et ne devrait être employée que comme auxiliaire de la lumière naturelle. À défaut, l’on passe son temps à s’arracher les yeux pour essayer d’apprécier les détails d’une œuvre, certaines étant même victimes d’un effet de brillance qui les rend impossibles à apprécier convenablement. On doit se rapprocher de ces œuvres quand il faudrait au contraire pouvoir prendre un peu de recul pour mieux les apprécier, dans un premier temps, de manière globale.


Le côté variable de la lumière naturelle doit être assumé ; une œuvre vit mieux sous une lumière changeante que sous des spots figés et, même si certaines œuvres nécessitent des conditions particulières d’exposition à la lumière, il est toujours possible d’utiliser des systèmes de voiles ou de filtres pour prévenir les risques potentiels. De nombreux musées modernes se sont dotés de salles d’expositions avec de grandes verrières, laissant largement la lumière naturelle jouer avec les œuvres ; il est d’ailleurs singulier de noter que le Grand Palais a été, grâce à sa sublime grande verrière, un temple de la lumière en 1900 mais il est devenu depuis des décennies un repaire de l’ombre théorisée comme auxiliaire indiscutable et indissociable de l’Art.


Que veut dire en réalité cette pénombre où l’on plonge le visiteur ? Sans doute quelque chose comme « Attention… préparez-vous à vous prosterner… recueillez vous devant la révélation de l’Art ! » Tout est dans le symbole : c’est placer l’Art sur un piédestal et le rendre ainsi peu accessible au commun des mortels.


Ce constat est d’ailleurs renforcé par la pauvreté des explications offertes au visiteur, à moins d’utiliser l’audioguide payant, en plus du billet d’entrée déjà compris entre 8 et 12 euros. Il est honteux de priver le simple visiteur d’informations – car c’est bien ce qui se passe, et de plus en plus régulièrement – et de l’inciter à payer un supplément pour en savoir un peu plus que le néant gratuit ; c’est renforcer un peu plus encore l’inégalité devant la culture. L’audioguide n’est plus une valeur ajoutée, un supplémentaire à une exposition fournissant des informations de qualité : il devient l’unique recours pour être informé à titre onéreux alors que l’on paie déjà suffisamment lpour un service de qualité plus que moyenne si l'on excepte le simple fait de pouvoir contempler les œuvres ou objets. Que les audioguides soient gratuits ou que les organisateurs assument leur responsabilité culturelle à l’égard du public, respectant en cela leur mission !


Notons aussi que l’exposition Picasso et les maîtres commence… par des peintures ! Nulle introduction, nulle préparation du visiteur… il est immédiatement plongé dans les œuvres sans même savoir quelle est la signification de ce que l’on va lui présenter, quelle sera la cohérence de l’ensemble qui va lui permettre de cheminer intelligemment dans l’exposition. Ce n’est qu’au moment de passer dans la seconde salle – séparée de la première par une simple cloison – que le visiteur trouve les premières explications… relatives à ce qu’il vient juste de voir ! Autant dire qu’une fois de plus le parti-pris est clair : déconnecter le plus possible l’œuvre de toute forme d’information et de réflexion.


Les informations relatives aux œuvres sont rédigées en blanc sur un fond gris, ce qui les rend évidemment peu lisible ; comme souvent, aucun commentaire même succinct ne présente chacune des œuvres et on ne trouve que les informations basiques – titre, lieu et date de réalisation, lieu de conservation. Le visiteur est donc censé connaître les œuvres et les informations disponibles ne servent qu’à les identifier et non à les comprendre. Les textes de synthèse affichés dans chaque salle ne dépasse pas une quinzaine de lignes, autant dire pas grand-chose ; eux non plus ne sont pas très lisibles, placés le plus souvent au point névralgique de passage entre deux salles, c'est-à-dire dans un endroit peu confortable pour profiter de ces bribes d’informations et d’analyses.


Le spectateur est donc condamné à voir les œuvres… Dans le meilleur des cas, il peut comprendre un peu de quoi il s’agit, faire quelques rapprochements pas toujours évidents entre les œuvres de Picasso et des autres artistes représentés. Mais il ne faut pas s’attendre à plus d’informations du type « Picasso emprunte telle ou telle chose à telle ou telle œuvre ou tel ou tel artiste… cela s’explique de telle façon… ». Ce serait trop simple et doit manifestement rester l’apanage des connaisseurs, ruinant ainsi l’intérêt même de la démarche de l’exposition à l'égard du grand public. Ce type d’exposition est avant tout organisé par des connaisseurs (ce qui est logique) pour des connaisseurs (ce qui est moins logique, chacun devant pouvoir s’y retrouver), ce pourquoi on met les œuvres dans le noir et pourquoi on donne si peu d’informations intelligentes pour favoriser le goût et la connaissance du grand public.


On part d’un postulat tyrannique qui impose l’idée que l’Art est beau et bon pour tous puisque les connaisseurs apprécient, qu’il n’est nul besoin d’argumenter cette appréciation à destination du grand public. Cela donne en gros « voici l’Art… vois et tais-toi ». C’est un peu comme une vérité révélée qui devrait rester du ressort d’une sorte de clergé, d’un cénacle éclairé estimant devoir épargner la plèbe de toute démarche réflective en lui imposant du préfabriqué .


Je fais partie de ces gens qui n’ont pas de grandes connaissances en peinture – on ne peut hélas pas tout connaître – mais qui sont curieux de nature ; je ne me satisfait nullement de me déplacer en crabe devant des toiles de maîtres, fussent-ils les plus éminents, sans en connaître l’histoire, la symbolique et les relations concrètes avec d’autres œuvres antérieures, contemporaines ou ultérieures. À voir toutes ces expositions qui se suivent et se ressemblent j’ai le sentiment d'être traité comme un idiot privé des éléments lui permettant de mener une véritable réflexion.


Si vous voulez voir de belles œuvres de Picasso et de ses sources d’inspirations, allez voir l’exposition du Grand Palais. Vous verrez de beaux dessins réalisés par Picasso dans son adolescence, notamment des études d’après la statuaire antique qui sont d’une précision et d’une délicatesse incroyables. Pour les autres peintres, ceux qui aiment par exemple Domenikos Theotokopoulos mais qui n’ont pas été en Espagne pourront voir plus d’œuvres de lui dans cette exposition qu’ils n’en ont vues auparavant ; c’est un bonheur pour qui aime ce peintre. De même on a plaisir à retrouver quelques chefs-d’œuvres tels que l’Olympia de Manet pour n’en citer qu’un.


Maintenant si vous voulez comprendre ce que vous voyez, si pour vous l’intérêt va au-delà du simple contact entre l’œil et la toile, il faudra appliquer le célèbre proverbe « aide-toi et le ciel t’aidera ». Donc allez chercher par vous-même les informations que les intellectuels de l’histoire de l’art et de la muséographie, aveuglés par leurs concepts élitistes, rechignent à nous fournir malgré les 4,5 millions d’euros dépensés pour la réalisation de cette exposition.


La conception selon un parcours thématique n’y fait rien car elle tient plus de l’énumération descriptive, intéressante pour appréhender plus facilement les différentes formes de l’œuvre de Picasso mais pas pour les comprendre, faute d'explications détaillées ! Il ne suffit pas d’accrocher des tableaux, même des chefs-d’œuvres, côte à côte pour transmettre le véritable goût de l’Art



Aucun commentaire: