samedi 15 janvier 2011

Le jour d'après

Je ne pleure pas souvent... hier j'ai versé des larmes, probablement sous l'effet d'une tension retenue depuis plusieurs jours et que je peine à partager avec ceux qui sont proches de moi par le cœur puisque je n'arrive pas à passer le moindre appel téléphonique vers la Tunisie depuis vendredi. Ceux qui me lisent et me connaissent, écrivez-moi un mot, je vous en prie.

Hier, après une journée presque ordinaire de travail, une journée banale où j'avais toutefois à l'esprit des pensées vives pour ceux que j'aime et qui vivent dans le trouble de ces heures singulières, j'ai reçu le choc d'une annonce dont je n'avais jamais envisagé sérieusement l'éventualité : un avion qui erre dans les cieux et s'éloigne promptement d'un trône renversé...

La politique, au sens le plus noble du terme, c'est le partage, la responsabilité, la réflexion inspirée par la sagesse, la possibilité de discuter de tout, l'action avec des choix qui établissent des priorités bénéfiques au plus grand nombre, le tout dans le respect des autres et sous le contrôle de chacun, dans un souci commun de progression.

Nous sommes plus proches aujourd'hui qu'hier de cette réalité pleine d'espoir... mais si loin encore, à cent lieues de toutes les expressions de triomphe et d'auto-satisfaction qui fleurissent actuellement après cette Révolution de jasmin plus rouge que jaune. Qui peut décemment affirmer de quoi sera fait Demain sans le moindre frisson ?

L'inquiétude est immense car les Tunisiens n’ont été au fond que des sujets jusqu'à présent, sujets du bey jusqu'en 1957, soumis depuis à une tutelle paternaliste fondée sur la dépendance et l’obéissance, source unique de réponses à toutes les questions posées, l'individu étant dépossédé de sa capacité à penser tandis que le niveau d'éducation ne cessait pourtant de progresser.

Les pompiers pyromanes ont beau jeu d'éteindre les incendies multiples par eux-mêmes provoqués à coup d'annonces parfois peu crédibles. Nul ne pouvait être trompé notamment sur le dépérissement de la Tunisie de l'intérieur, un secteur structurellement sinistré depuis longtemps déjà et qui avait notamment déjà appelée à l'aide en 2008.

Le pouvoir tunisien a laissé de profondes blessures dans les esprits, particulièrement à travers le sang versé de ses enfants, tels Mohamed Bouazizi, qui sera désormais le symbole d'une jeunesse instruite qui s'étiolait jusqu'alors en silence, trop timide pour oser demander un peu plus de considération.

Il y a aussi cette rhétorique martiale, ces mots malheureux que même les Tunisiens sous Protectorat n'avaient utilisé que prudemment. Entre les "ennemis de l'intérieur", coupables de penser différemment, et les "ennemis de l'extérieur", tout juste bons à enrichir le tourisme local ou à financer une part du développement économique tunisien, la crainte de l'altérité a été largement mise à contribution pour renforcer la vulnérabilité du peuple et le rôle salvateur de ceux qui le guidaient quand le monde s'ouvre au contraire chaque jour un peu plus sur de belles rencontres et de fructueux échanges mutuels.

Un embryon de citoyenneté vient enfin d'apparaître dans une république de près de 55 ans d’âge, comme une tête d'enfant qui surmonterait un corps d'adulte. Certes la citoyenneté tunisienne existait mais elle était somme toute microscopique et cantonnée aux marges de la société : opposants, souvent exilés, ou encore acteurs de la blogosphère, ces derniers ayant commencé en quelque sorte à y acquérir le "métier de citoyen", une acquisition qui a montré ses limites à travers des échanges parfois extrêmement rugueux, un dialogue fragile et pas toujours fructueux car relativement nouveau parmi l'ensemble des pratiques sociales.

La citoyenneté demeure un effort du quotidien, un apprentissage qui commence tôt sans jamais cesser. Aujourd'hui se pose la question de savoir comment remédier en très peu de temps au déficit de citoyenneté pour ne pas sombrer dans les errements d'une liberté dépourvue de sens, à l'image d'un patient opéré qui sortirait de l'hôpital sans passer par la salle de réveil et s'évanouirait quelques mètres plus loin dans la rue.

Au lien vertical d'autorité séculaire doit succéder un lien horizontal, une solidarité durable des individus qui ne serait pas seulement sociale, comme c'est déjà partiellement le cas à travers l'héritage collectif des Tunisiens, mais aussi d'ordre citoyen, ceci afin de cultiver une liberté empreinte de raison au quotidien et non de la revendiquer une fois tous les cinquante ans.

Espérons que le calme revienne, que chacun puisse avoir à nouveau sa chance, ce qui doit exclure toute forme de rancœur pour les actes du passé qui n'ont pas de caractère irréparable. À tous et particulièrement à ceux que je connais et aime de toutes mes forces, je vous encourage à être sages, à progresser plutôt lentement et sûrement que dans la précipitation, à vous impliquer à 200% dans le nouveau projet de vie collective qui se profile, à reprendre les bases de l'édifice avant de relever les murs et le toit de cette maison que nous aimons tant tous autant que nous sommes, avec nos différences, chacun ayant sa pierre à apporter.

Pour ma part, je n'ai pas vocation à faire autre chose que ce que j'ai toujours fait ici ou ailleurs depuis de longues années déjà : partager des connaissances et des émotions, contribuer autant que possible au rayonnement culturel d'un pays qui est la moitié de moi et, au delà, de cela, partager et inciter ceux qui le souhaitent en me lisant notamment à voyager dans le temps ou encore à l'horizon, autant de regards sains qui permettent de se questionner sur soi-même et ainsi de progresser autant que l'on peut apporter aux autres à travers une telle démarche.

Vive la Tunisie libre, éblouissante de beauté, de bonté et d'intelligence !

2 commentaires:

Unknown a dit…

Rouge Jasmin

Le Jasmin c’est désormais le nouveau parfum, de ces jeunes tunisiens qui ont donné leur sang pour mettre fin à la corruption, l’abolition des privilèges…
quel sublime sacrilège !
Qui indique, qu’il n’y a pas, qu’il ne peut y avoir d’autre souverain que le Peuple.
Pas d’autre destin que celui qu’il se choisit : le sien.
La Tunisie vient d’ouvrir les yeux du monde sur ce qui est désormais possible : la Révolution…
Quitte à mourir autant mourir pour les autres…
Un peuple qui se soulève comme un seul homme...
Ce n’est plus Rome, mais Carthage !
J’ai la rage, pas vous ?

Roumi a dit…

Bonjour. Merci pour cette réaction versifiée.

Je n'ai pas le cœur pour ma part à écrire un poème en ces heures où le tragique se mêle à une forme d'espoir.

Pour ce qui est de la rage, sauf à vouloir faire une rime avec Carthage, il s'agit ni plus ni moins que d'un excès de liberté à l'heure où nous parlons ; ce sentiment doit donc être formellement réprouvé et réprimé tant il est stérile.

La rage conduit en effet à la violence (assassinats, pillages, ...), expression aveugle de pensées peu réfléchies ; elle se traduit par le règlement de compte qui est un crime en cela qu'elle se substitue à la justice légitime du peuple qui doit se prononcer sereinement et équilibrer entre le devoir de réparation et celui de l'apaisement.

Si la Révolution de jasmin veut rester singulière et exemplaire, elle ne doit pas sombrer dans la banalité d'une violence déjà bien connue par ailleurs. La rage n'est pas un brevet de citoyenneté.