vendredi 7 janvier 2011

Un grand voyageur en Tunisie (II)

Il y a quatre ans j'avais écrit un texte à propos d'un grand voyageur en Tunisie, Jean-André Peyssonnel (1694-1759) qui avait visité la Régence de Tunis ainsi que celle d'Alger en 1724-1725, un voyage dont le récit est conservé.

Jean-André Peyssonnel n'est pas le seul à avoir poussé la curiosité vers des horizons alors lointains. Quelques décennies plus tard, un autre Français, Jean-Michel Venture de Paradis (1739-1799) débarque à Tunis comme chancelier-interprète du consul de France ; il restera à ce poste six années, de 1780 à 1786, suffisamment longtemps pour se familiariser en partie à son environnement. Alors que Peyssonnel a le profil d'un savant intéressé tant par la Méditerranée que par les Amériques, Venture de Paradis est quant à lui un diplomate chevronné, fils d'un diplomate français et d'une mère grecque, ayant donc depuis toujours baigné dans l'univers méditerranéen ; comme son père, il fait une carrière qui le conduira à Constantinople, au Levant ainsi que dans tous les grands pôles urbains de l'Afrique du nord depuis l'Égypte jusqu'au Maroc. Sa connaissance des hommes et de leurs terres, sa maîtrise des langues - outre l'arabe qu'il parle couramment, il rédigera des études sur les langues berbères -, tout contribue à faire de lui un témoin précieux en des temps où il demeurait peu courant d'évoquer avec une certaine justesse des espaces largement inconnus.

Jean-Michel Venture de Paradis rédige ses commentaires sous forme de réponses à un questionnaire type conçu par un des grands penseurs du XVIIIe siècle, l'abbé Guillaume-Thomas Raynal (1713-1796). Les questions posées sont pointues et expriment déjà une relative connaissance ou au moins un relatif intérêt pour le sujet. Les thèmes abordés sont variés et touchent autant à l'histoire qu'à la démographie, l'économie, la diplomatique, ... on est là typiquement dans les interrogations qui ont occupé les "philosophes des Lumières". Venture de Paradis développera plus librement ses réponses dans des observations classées par thèmes, et plus particulièrement une évocation successive de l'histoire récent de la Régence et des principales villes tunisiennes, selon un procédé bien plus classique.

Voici quelques extraits commentés :

"Quelles sont les nations d'Europe auxquelles Tunis a accordé des capitulations ?
(...) il ne suffit pas depuis longtemps d'avoir obtenu des capitulations du Grand Seigneur pour être à l'abri de la dépradation et de la captivité. (...). Les autres nations [hormis la Russie] sont obligées de négocier directement avec elles [les Régences], et plus la nation qui vient solliciter la paix est faible, plus elle doit payer pour l'obtenir. Le prix est aussi différent suivant la régence à laquelle elle s'adresse. Alger, plus puissante que les autres, a de plus hautes prétentions. Tunis les réduit de moitié (...)."
Depuis le XVIe siècle, les États européens ont régulièrement signé des traités avec le sultan ottoman (le "Grand Seigneur") pour obtenir une paix relative consistant en la promesse d'une liberté de circulation pour les biens économiques et ceux qui les transportaient, le tout dans des conditions définies. Les traités devaient être signés à la fois avec le sultan et avec les autorités des Régences respectives.
Ces "capitulations" étaient accordées aux Européens par les Régences moyennant le versement d'indemnités pour leur mise en place et leur maintien ; l
es Anglais et Français ont toutefois été dispensés de ces versements, eu égard à leur puissance et aux largesses importantes qu'ils pouvaient consentir indépendamment d'une quelconque contrainte. Les capitulations donnaient divers droits et l'accès à des services dont certains procuraient des liquidités supplémentaires aux Régences : les salves de canons saluant les navires étrangers devaient par exemple être remboursées. Les tarifs exigés pour acheter la tranquillité variaient selon la Régence concernée et le pays demandeur ; Venture de Paradis précise que la Régence de Tunis est moins exigeante que sa voisine algérienne mais plus que son autre voisine tripolitaine ; c'est le signe d'une importance moyenne à l'époque et d'une relative subordination à la Régence d'Alger qui est intervenue à plusieurs reprises dans la vie politique de sa voisine tunisienne au XVIIIe siècle.

"Y a-t-il dans le coeur du royaume ou sur les frontières beaucoup de tribus errantes ou sédentaires qui se refusent aux impositions ? (...)
"Mais pour que les montagnards et les Arabes ne puissent se soustraire aux charges qu'ils doivent supporter, le camp d'hiver se présente sur les frontières du Beled ul-gerid, lorsque les premiers ont ensemencé et ce même camp se présente dans les plaines qu'ont cultivé les montagnards, dans le moment qu'ils font leur récolte. Ce camp composé de deux milles fantassins turcs, coulouglis et renégats et d'un corps de sipahis maures, est aussi soutenu par les Déridés, nation nombreuse et puissante, qui a été de tous temps attachée au gouvernement et qui en reçoit une redevance annuelle. Par cet arrangement sage et clairvoyant, il est impossible aux puissantes hordes d'Arabes et aux montagnards des Osseletis, du cap Nègre et du Kef de se refuser aux impositions d'usage. Mais si le montagnard voulait se rebeller contre le gouvernement, il aurait beaucoup plus de moyens de résister que les Arabes en renonçant aux plaines et en se tenant dans les montagnes."
Venture de Paradis décrit ici un élément fondamental du fonctionnement de la Régence de Tunis : la perception des impôts par le pouvoir beylical, qui est la base du maintien de la dynastie régnante. Le bey déléguait un membre de sa famille, généralement son héritier, pour collecter l'impôt au cours de deux campagnes qui peuvent être qualifiées de "militaires" vu le déploiement de force auquel elles donnaient lieu : plusieurs milliers d'hommes formant une puissante troupe de fantassins appuyées par des cavaliers.
L'origine des soldats témoigne de la composition multiple de la population tunisienne au XVIIIe siècle. Il y a d'abord l'élite sociale constituée par les mercenaires turcs, sans doute eux-mêmes d'origine multiple et dont une partie était formée dès l'enfance au métier des armes. Viennent ensuite les coulouglis, métis de père turc et de mère indigène, dont certains devaient être fils de soldats et donc prédestinés à devenir soldats. Le diplomate français cite également des renégats, chrétiens asservis s'étant ultérieurement convertis à l'islam, et qui pouvaient être d'anciens corsaires notamment. Il y a encore des cavaliers maures, ce dernier mot qualifiant ici des indigènes sédentaires des villes ou villages de la Régence. Il est enfin question des Déridés - les Drids -, une des grandes tribus tunisiennes qui accompagnait la collecte des impôts, probablement pour éviter ainsi de subir une pression aussi forte que les autres tribus et peut-être également pour servir d'intermédiaire dans les tractations avec les tribus. Face à cette milice quelque peu disparate, Venture de Paradis définit deux autres groupes : d'une part les "montagnards", tribus indigènes sédentaires du nord-ouest et du centre-ouest de la Régence et, d'autre part, les Arabes
, tribus nomades du centre-est et du sud.
Le bey du camp pouvait ainsi commencer à s'exercer au pouvoir dans des circonstances délicates, les tribus visitées étant parfois rétives à l'égard du pouvoir central et peu disposées à payer un impôt qui était la marque la plus évidente de leur soumission.
La collecte était réalisée en deux temps ; une première campagne menée en été au nord-ouest et centre-ouest de la Régence, dans des régions globalement montagneuses, depuis la côte (Cap Nègre), en passant par El Kef et jusqu'aux derniers contreforts avant la plaine du Sahel, les Osseletis mentionnés devant être localisés autour
d'Ouesslatia, près du Jebel Ousselat, à une quarantaine de kilomètres à l'ouest de Kairouan. Le moment choisi était celui des récoltes, ce qui permettait d'espérer une collecte d'impôts des plus fructueuses.
La seconde collecte se déroulait en
hiver au sud, dans la région du Chott el-Jerid, appelé Beled ul-gerid par Venture de Paradis ; il semble que cette collecte soit plus difficile que l'autre puisqu'elle se fait avec de "puissantes hordes d'Arabes", les montagnards étant présentés comme plus dociles puisqu'ils auraient la possibilité de résister à la troupe du bey plus facilement que les Arabes.
Malgré le constat de Venture de Paradis selon lequel ce système est bien huilé, la collecte d'impôt a souvent représenté un moment difficile dans la Régence, comme en témoigne diverses révoltes fiscales bien connues ayant ponctuées son histoire, la dernière de l'ère beylicale étant celle de 1864-1865 qui fut très sévèrement réprimée par le général Ahmed Zarrouk.

"Y a-t-il beaucoup d'esclaves chrétiens à Tunis ? (...).

Il n'y a pas à Tunis plus de deux cent esclaves chrétiens soit au pouvoir du gouvernement soit entre les mains des particuliers. (...). Depuis longtemps il n'y a pas eu de rédemption. (...) en 1779, la France (...) racheta une quarantaine de Corses qui étaient tombés esclaves en faisant la course avec le pavillon de Sardaigne et de Malte."
Venture de Paradis, présent à Tunis, donne un chiffre probablement fiable du nombre d'esclaves chrétiens à Tunis à la fin du XVIIIe siècle. Son témoignage rappelle le lien entre la course et l'esclavage, une bonne part des esclaves européens ayant été capturés au cours d'abordages de navires circulant en Méditerranée.
La thématique de l'esclavage des chrétiens dans les régences d'Afrique du nord a été très en vogue aux XVIIe et XVIIIe siècles, donnant lieu à de multiples publications en Europe, essentiellement des récits ayant trait à la captivité et à la libération de certains d'entre eux par le biais de rachats collectifs notamment.
La confusion dans laquelle certains navires étaient capturés fait que des personnes théoriquement protégées par les traités signés entre leur État et les Régences pouvaient être asservies ; de même ces traités n'empêchaient pas que des bateaux théoriquement "amis" soient interceptés et pillés.
Parmi les esclaves qui parvenaient à se libérer, il faut signaler les renégats, c'est-à-dire les chrétiens convertis à l'islam.
Comme le souligne Venture de Paradis, une part conséquente des esclaves chrétiens servait le gouvernement ou des particuliers que l'on imagine relativement aisés. Leur servilité devait donc être très variable selon le statut du maître et la reconnaissance et les tâches qui étaient attribuées à chacun.


"Zaghouan. C'est un lieu où l'on teint avec du vermillon les bonnets que l'on fabrique à Tunis et qui font la principale richesse du pays. (...). Cette fabrication consomme annuellement près de trois mille balles de laine d'Espagne, qui viennent moitié voie de Marseille et moitié voie de Livourne et de Gênes."
Le passage évoque la confection des fameuses chéchias dont on apprend qu'elles étaient notamment faites avec de la laine espagnole transitant par la France ou les cités italiennes... marque d'une dynamique économique à l'échelle de la Méditerranée mais aussi à l'intérieur de la Régence puisque Venture de Paradis indique que certaines chéchias étaient confectionnées à Tunis mais teintes à Zaghouan, à 50 kilomètres au sud de la capitale.

"Tunis. (...). Les jardins de l'Ariana, de la Manouba, de Sacara et de la Marsa, villages délicieux peu éloignés de la ville ont beaucoup d'ombrage. (...). On ne doit pas oublier de faire mention des champs de rosiers, qui fournissent une abondante récolte de roses, dont on fait cette essence précieuse, qui est aussi chère et aussi estimée que celle des Indes"
Aujourd'hui rattrapés par l'urbanisation tentaculaire de Tunis, ces fameux "jardins" des banlieues nord - Ariana, Soukra [Sacara] et La Marsa - et ouest - Manouba - constituaient des havres de paix relatifs au sortir de Tunis.
Ils étaient, tout à la fois propices à la culture maraîchères qu'à l'implantation de demeures de plaisance. Les Tunisois fortunés cherchaient en effet à échapper aux chaleurs estivales de Tunis en se retirant à la campagne ; la noblesse y éleva de son côté de nombreux palais, dans la tradition du palais du Bardo qui était lui-même établi hors les murs de Tunis.
C'est dans cet environnement mi-laborieux et mi-résidentiel de la campagne de Tunis d'alors que se développa notamment ce qui symbolise le mieux ce terroir à la double identité : la fameuse rose de l'Ariana, introduite par les Morisques au XVIIe siècle.

"Monastir. (...). C'est dans le territoire qui en dépend et à une petite journée de Monastir qu'on voit, dans un lieu appelé Negem, l'amphithéâtre le mieux conservé de tous les monuments antiques existant dans ces contrées. On y remarque des souterrains très solidement bâtis qui conduisent, à ce que l'on prétend, jusqu'à la mer."
Venture de Paradis évoque El Jem, appelée ici Negem, et son fameux amphithéâtre romain qui demeurait encore remarquablement conservé, malgré les dégradations de la population locale et des autorités de la Régence qui n'avaient pas hésité à ouvrir une brèche pour empêcher les habitants de s'y retrancher lors d'une collecte d'impôt à la fin du XVIIe siècle.
On retrouve la vision fantasmatique, assez traditionnelle dans l'esprit humain, du souterrain interminablement long et reliant d'improbables lieux entre eux ; en réalité l'amphithéâtre était partiellement comblé, certaines de ses galeries pouvant ainsi passer pour des souterrains.


"Bizerte. (...) Dans le golfe de Bizerte, vis-à-vis les petites îles qu'on nomme les Cani, on a établi depuis quinze ans une madrague pour la pêche du thon. Le gouvernement l'afferme aux Européens qui veulent s'en charger pour 18000 livres. (...). Le thon qu'on prend et qu'on y prépare a son débouché en Espagne."
Entre Bizerte et Metline, face aux deux îles Cani, Venture de Paradis signale une concession de pêche au thon suivant la technique de la madrague qui consiste à guider les thons, lors de leurs migrations le long des côtes, à travers une série de filets où ils sont rassemblés pour être pêchés de manière assez "sportive" dirais-je par euphémisme pour ne pas choquer les âmes sensibles. À l'époque moderne, cette méthode de pêche relevait d'un privilège octroyé par les autorités ; un Français eut l'idée de solliciter du bey de Tunis la concession exclusive de ce droit à proximité de Bizerte afin d'étendre la pêche à une zone très poissonneuse et où il ne serait pas gêné par la concurrence comme c'eut été le cas sur les côtes françaises. Le quota de pêche était fixé à 18000 livres, soit plus de huit tonnes, et il était évidemment affermé par les autorités beylicales ainsi intéressées aux bénéfices. La pêche européenne sur les côtes tunisiennes n'était pas un fait isolée : autour de Tabarka, ville longtemps dominée par une famille gênoise avant sa reprise par le bey de Tunis en 1742 , on pratiquait la pêche au corail. Quant à la pêche aux éponges elle avait été concédée à titre exclusif par le bey, contre redevance, à la Compagnie royale d'Afrique, une société française basée à Marseille. Autour de l'île de la Galite se déroulait également une pêche au corail effectuée par des pêcheurs venus d'Italie qui travaillaient là sans autorisation. Comme pour les chéchias, on constate avec ces pêches diverses un phénomène économique de grande ampleur puisque, pour ce qui est du thon pêché sur les côtes tunisiennes par des Français, il était pour l'essentiel exporté en Espagne.

Venture de Paradis, Tunis et Alger au XVIIIe siècle. Mémoires et observations rassemblés et présentés par Joseph Cuoq, Sindbad, Paris, 1983.

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